OISEAUX, DOULEUR, DIEUX SANGUINAIRES[1]

Sylvain-Christian David

                                                    L’Hydre univers tordant son corps écaillé d’astres

Faut-il se pencher comme sur un puits au-dessus de ce qu’Isidore Ducasse écrivit ? Nous entretenons un rapport étrange avec la vérité. Pour certains, qui sont enfants, le puits n’est qu’un miroir, où l’eau noire ne restitue que la face de celui qui cherche à voir ; pour d’autres, qui ne sont pas adultes, on peut jeter une pierre, et compter. L’oreille alors parle de profondeur. Certain grec ancien, dit la légende, tomba dans un puits en regardant les étoiles. Il n’est peut-être pas certain que cette méthode soit la meilleure pour accéder au sens. Mais elle n’est pas plus inepte, à mon sens, que de lire d’un trait le Pléiade 2009 consacré à « Lautréamont », où tout est rassemblé comme dans un stade : le texte, assez négligemment établi, est suivi de l’écho de ceux qui se sont exprimés à son sujet. Cette « taylorisation » de la recherche du sens, bien faite pour impressionner les peuples prédisposés au formatage et à la servilité, range comme des oignons idéologiques les écrivains et les poètes qui ont eu le malheur, je dis bien le malheur, de s’exprimer sur Ducasse au cours du dernier siècle. Transformés en auxiliaires de la compréhension, ils évoluent, ainsi rassemblés à leur corps défendant, dans un lieu fermé que les lecteurs contemplent avec angoisse, sous des éclairages puissants, cernés par les chiens de garde de la modernité. Cette clôture du sens, qui donne à croire que tout a été dit, et que tout ce qui a été dit peut être enfermé, en un mot que nous avons atteint la fin de l’histoire, s’apparente un peu trop à une rafle de la police de l’esprit, au point qu’il faut garder en tête l’illégitimité de ce rassemblement factice, et trouver les forces de résister à cette schlague nouvelle, tressée dans le cuir commercial d’une célèbre maison d’édition.

Et plutôt que hululer sous la lune, le mieux est encore de quitter provisoirement ce lieu, pour vagabonder parmi les livres, comme si nous découvrions pour la première fois le poète exceptionnel. Nous irons donc cette fois au hasard du désir, et non comme dans notre dernier article, en ayant balisé notre chemin. Qu’importe d’ailleurs la façon dont le voyage se fait, improvisé ou en grand équipage, puisqu’une logique interne propre au paysage traversé nous amène toujours au bon endroit, et nous délivre du souci de construire un cheminement : l’insouciance en matière de lecture est souvent source d’émerveillement et de nouveauté. Ouvrons donc le livre n’importe où, et piquons avec une aiguille une phrase au hasard. Le résultat donne : « il semble plutôt nager que voler ». Flûte !  Comme nous avons souvent ouvert notre édition ces temps derniers sur la description du Milan royal (Chant V, strophe 6), nous revenons au même point. Qu’importe ! Partons de là, et nous verrons bien où cela nous mène.

NAGER

Il semble plutôt nager…Appliquée à Ducasse, cette phrase est intéressante. La fameuse scène de la requine, appréciée par Huysmans (Chant II, strophe 13), nous montrait déjà un Maldoror nageur : « Du haut du rocher, l’homme à la salive saumâtre, se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablement coloré, en tenant à la main ce couteau d’acier qui ne l’abandonne jamais ». De même, la vision du Créateur (chant II, strophe 8), semble un calque de l’univers scolaire, où les élèves, ténias dans un pot de chambre, nagent comme des poissons. Mais il y a une marge entre ce qui est chanté et ce qui est vécu. En parcourant la biographie d’Isidore Ducasse par Jean-Jacques Lefrère, Fayard, 1998, page 223, nous découvrons en effet un poète nageur. En 1927, Paul Lespès, ancien condisciple de Ducasse au lycée de Pau, confie au journaliste François Alicot : « Il s’est plaint souvent à moi de migraines douloureuses qui n’étaient pas, il le reconnaissait lui-même, sans influence sur son esprit et sur son caractère. Pendant la canicule, les élèves allaient se baigner dans le cours d’eau du Bois-Louis. C’était là une fête pour Ducasse, excellent nageur. J’aurais grand besoin, me dit-il un jour, de rafraîchir à cette eau de source mon cerveau malade ».

Jean-Jacques Lefrère a raison d’insister sur le fait que cette phrase a été écrite par Lespès alors qu’il n’avait pas encore reçu l’exemplaire des Chants, demandé à son correspondant pour réveiller ses souvenirs. Ce témoignage de Lespès ne peut donc avoir été influencé par la lettre du 22 mai 1869 de Ducasse à son banquier, dans laquelle celui-là s’exprime sur son « mal de tête ». Dans cette histoire de natation et de maux de tête, nous retrouvons en creux les deux plus grands inspirateurs de Ducasse, Pascal et Byron. On sait en effet que Byron était un nageur exceptionnel (il a traversé l’Hellespont en 1810) ; on sait aussi que Pascal soignait ses maux de tête en faisant de la géométrie. Présenté par Lespès, Ducasse est un jeune homme qui se soigne en nageant.

Nous allons supposer pour comprendre à partir d’un segment choisi au hasard que Ducasse nous permet à la fois de comprendre ce qu’il fait en écrivant, non parce qu’il expose le récit de ce qu’il écrit (tautologie assez banalement répandue dans l’esprit moderne), mais parce que chaque segment articule une explication mémorielle du Tout, sous nos yeux, sans que nous en ayons conscience. Dans cette hypothèse, le segment qui va nous servir de point de départ nous expose une évolution qui ressemble à un vol, mais qui n’est en fait qu’une nage.

VOLER

Il semble plutôt nager…que voler. En 1952, Maurice Viroux donne dans le Mercure de France du 1er décembre un article intitulé «Lautréamont et le Dr Chenu», dans lequel il démontre que Ducasse est devenu « définitivement suspect d’avoir truffé son œuvre de compilations inavouées ». Et de comparer six passages de l’Encyclopédie d’Histoire naturelle auxquels Ducasse a eu recours, faisant ce que nous appellerions aujourd’hui des copier-coller. L’objectif initial de Viroux était de faire pièce aux surréalistes, en démontrant que leur admiration était partiellement fondée sur l’art frauduleux d’un « collégien », « habile » quoique « pilleur ». Et Viroux d’enfoncer le clou, en donnant plusieurs citations du récent Maldoror de Marcel Jean et Árpád Mezei (Ed. du Pavois, 1947) dans lesquelles les auteurs avaient analysé un passage qui, en définitive, n’était pas de Ducasse. Le retentissement de cet article fut assez intéressant, en ceci qu’il suscita d’abord un mouvement de rejet sur Ducasse, dont l’expression « classique » se trouvait mise en défaut par des emprunts invisibles. Des découvertes ultérieures ont permis de démontrer que cet usage des captations constituait non une exception, mais bien une véritable pratique de création, d’autant moins invisible à l’époque où elle a été faite que les fascicules du Dr Chenu étaient très répandus, et donc immédiatement reconnaissables, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.  A ce propos, Jean-Jacques Lefrère a raison de citer Pascal Pia, qui a replacé l’emprunt dans son contexte : « Pour mesurer exactement l’audace du comte de Lautréamont, disons qu’elle correspondait à peu près à celle qu’aurait montrée vers 1910 un jeune homme farcissant son premier livre de morceaux chipés aux Souvenirs entomologiques de J.H. Fabre » (op.cit., p.491 ; lire toutefois 1964, et non 1864 en note 12, p. 501)[2].

Comme ces passages concernent principalement des oiseaux, et que le plus célèbre d’entre eux décrit le vol des étourneaux, (Chant V, strophe 1), nous allons nous arrêter sur ce vol, qui porte si bien son nom. Il n’a jamais été remarqué jusqu’à ce jour que ce premier détournement s’inscrit dans un contexte mémoriel auquel Ducasse n’aura pas été insensible. L’Encyclopédie du Dr Chenu nous donne en effet une explication personnelle qui n’a pu échapper au recopieur Ducasse. Après avoir reproduit la célèbre strophe : « Ces troupes ont une manière de voler qui leur est propre… », et avoir clairement précisé sa source (GUÉNEAU  DE MONTBEILLARD) – un collaborateur de Buffon -, le rédacteur ajoute dans le paragraphe suivant :

« C’est un exercice, une espèce de manœuvre que nous ne nous lassions jamais d’admirer à l’époque où nous terminions nos pénibles études dans l’ancien et vénérable collége de Juilly (1817-1823). Nous nous rappelons qu’alors, et au retour du printemps, venait chaque année se grouper autour du clocheton de l’horloge qui surmonte encore aujourd’hui les cachots, ces autres plombs de la jeunesse juillacienne, une bande d’Etourneaux, au nombre de près d’une centaine, qui ne cessaient dans la journée d’y faire leurs évolutions aériennes, en les accompagnant de cris ou sifflements plus assourdissants, s’il se peut, que ceux des Martinets. L’image de cette singulière manière de tourbillonner en volant, jointe au nombre prodigieux de ces Oiseaux, n’est jamais sortie de nos souvenirs d’enfance, dans lesquels elle s’est d’autant mieux gravée que jamais depuis nous n’avons eu occasion de jouir de cet intéressant spectacle ».

Les lecteurs qui se seront intéressés à notre dernier article seront particulièrement intrigués par l’intégration du souvenir d’enfance d’un autre, comme si cette captation signifiait quelque chose de bien plus important, du point de vue de l’identité du voleur, que la chose volée. Or cette citation inaugure, dès les premières lignes du cinquième chant, un nouveau système de référence par substitution, comme si le fait de dire à la fois le souvenir d’enfance et la jeunesse captive, en des termes aussi violents que ceux que Gracq emploiera pour désigner l’enfermement dans les casernes scolaires. L’auteur parle ici des plombs et des cachots, quand Gracq évoquera la claustration de l’internat et le dressage rationnel. Sous des vocables différents, la référence est identique. Et le moyen d’y échapper, « les yeux fixés sur un livre classique qu’il ne lisait point », (Lespès), ou l’observation des oiseaux par la fenêtre, nous ouvre un pan de compréhension de Maldoror : en ouvrant brutalement le cinquième chant par ce passage, Ducasse désigne la fenêtre de liberté qui s’offre à son observation. Il n’y a donc aucune gratuité de sa part à retenir cette description du vol des étourneaux, qui résulte de la fusion de sa volonté d’échapper à son propre texte, tout en le prolongeant avec les mots employés par un autre désignant le même souvenir que lui.  Il ne s’agit donc pas exactement de décrire de manière classique, mais de substituer à un affect submergeant une description objective d’éléments ayant suscité une réaction mémorielle. Il est intéressant de noter que le Dr Chenu n’est pas l’auteur de ce passage, qui est dû à la plume de son collaborateur Marc Athanase Parfait Œillet Des Murs (1804-1878). Cette précision serait vétilleuse s’il ne s’agissait de souvenir d’enfance. Précisons que Chenu a fait ses études en province, et n’est arrivé en région parisienne qu’en 1825, contrairement à son collaborateur. Et Des Murs n’est pas un inconnu pour Ducasse : pour ceux de nos lecteurs qui n’ont pas lu la livraison 2009  des Cahiers Lautréamont, il faut ajouter que Ducasse fit un autre emprunt à cet auteur, en dehors de l’encyclopédie du Dr Chenu. Dans la description qu’il fait du Falco Isidori (Aigle Isidore) dont le seul nom pouvait intéresser Ducasse, Des Murs (dont le nom s’orthographiait Desmurs en 1845) constate en conclusion la rétractilité des serres de cet oiseau ; or Mervyn apparaît au chant VI, I « beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ».

Petite parenthèse : Des Murs, dans le même article, donne une autre citation de GUENEAU DE MONTBEILLARD, précisant qu’on accuse encore les étourneaux  de se nourrir de la chair des cadavres exposés sur les fourches patibulaires, et que par expérience, il a constaté que lorsqu’on leur présentait de petits morceaux de viande crue, ils se jetaient dessus avec avidité et les mangeaient de même (pp.180-181). Ce dernier point (l’étourneau, comme le milan royal, comme le vautour se nourrit de charognes) est à rapprocher de ce que nous avons exposé dans Trois.

Il est toujours intéressant de constater que la volonté de rattacher un point du récit (ici, le « plagiat », ou la « citation » de la strophe des étourneaux) dans la somme des sources possibles, extérieures au texte, mais créant avec lui une circulation, doit être tempérée par une certaine prudence, qui ne saurait toutefois aller jusqu’à considérer que toute source possible n’est qu’un mirage. La notion de « mirage des sources » a été développée par Maurice Blanchot, qui l’appliquait principalement aux sources « diffuses », et il notait, en donnant l’exemple de Satan, qu’une erreur consisterait à chercher un référent universel (L’Apocalypse) là où l’actualité poétique doit entraîner la recherche vers un ouvrage précis, en l’occurrence Les Fleurs du Mal. « Qui a vingt ans autour de 1865 et sent planer au-dessus de soi le rêve de la toute-puissance du mal doit nécessairement s’approcher de l’œuvre de Baudelaire, où il respire la densité satanique la plus forte de notre littérature » (Lautréamont et Sade, p.65). Il est donc surprenant que l’expression de Blanchot ait été utilisée ces dernières décennies pour empêcher tout rapprochement de Maldoror, des Poésies, avec des textes qui constitueraient des « entrées », des « passages » vers le monde extérieur de la bibliothèque mentale de Ducasse, citadelle mobile de mémoire.

Si nous regardons les plus récentes découvertes d’insertions, que nous avons exposées dans les Cahiers Lautréamont 2010, nous nous apercevons que Ducasse utilisait beaucoup de rapports institutionnels, sur les progrès des sciences zoologiques, de la chirurgie, etc., où il puisait un nombre considérable d’informations « officielles » sur les avancées récentes du savoir scientifique. En se plongeant dans ces rapports édités sur les presses de l’Imprimerie Impériale, Ducasse semble bien loin de la posture de révolutionnaire qu’on a voulu lui prêter, au moins sur le plan de ses « sources ».Ce fils de chancelier d’ambassade s’est-il préparé à Polytechnique, ou aux Mines, comme le pensait Léon Genonceaux, ou s’est-il doté d’une « culture générale », intégrant littérature et sciences, en vue de s’assurer un avenir en Uruguay ? Nous savons qu’il lisait à la fois les dictionnaires de médecine, et celui de l’Académie, outre un nombre impressionnant de poètes et de romanciers. Dans nos recherches, nous avons intégré le fait qu’il aurait pu, tout aussi bien, préparer l’École Normale, qui deviendra un des piliers de la Troisième République, ou l’École Navale (il y a aussi un marin en Ducasse).

C’est pourquoi, dans notre volonté d’approcher au plus près la « source » d’Isidore Ducasse concernant le vol des étourneaux (même si l’emprunt à l’encyclopédie de Chenu est avéré), nous ne pouvons nous empêcher d’exposer une autre hypothèse, qui aurait pu « croiser » la première et lui donner une portée différente. Un ouvrage composé par un agrégé supérieur des lettres, ancien élève de l’École Normale, Mathias Hémardinquer, retient en effet l’attention. Il est souvent résumé à ce titre : Morceaux choisis de Buffon, et a été publié pour la première fois en 1848. En 1867, il connaissait son énième réédition, sous le titre : Morceaux choisis de Buffon, nouveau recueil suivi de morceaux choisis de Guéneau de Montbeillard avec des notes littéraires, philologiques et scientifiques, chez Delagrave. Dans l’avertissement, l’auteur donne les précisions suivantes :

« Nous avons cherché à rendre ce nouveau recueil à la fois plus complet et plus sévère que ceux qu’on a publiés jusqu’à présent à l’usage des classes. Nous l’avons enrichi soit dans la partie philosophique, soit dans les descriptions, d’un assez grand nombre de morceaux qui méritaient d’être offerts à l’étude de la jeunesse […]. On trouvera à la fin de notre recueil un certain nombre de morceaux, imprimés d’ordinaire dans les œuvres complètes de Buffon, mais qui ont été composés par Gueneau de Montbeillard, son collaborateur […].Gueneau semble avoir beaucoup mieux réussi [que Lacépède] dans l’imitation de Buffon, qui lui rendit publiquement justice ; il a de l’harmonie et de l’ampleur ; il manie la langue avec une souplesse vraiment admirable et se joue des descriptions les plus difficiles ».

Le morceau consacré aux étourneaux, si peu reconnu qu’en 1952, Maurice Viroux en dévoilait l’origine, figurait, en 1867, parmi les morceaux de prose soumis à la sagacité des « classes », et de la « jeunesse ». Pour expliciter l’effet Maldoror de cette lecture, proposée en page 316, nous avons incrusté dans le texte reproduit les commentaires qui figurent en note, et que nous mettons entre parenthèses. Les lecteurs retrouveront dans d’autres passages des Chants des inserts qui constituent un commentaire stylistique intérieur, comme par exemple la fameuse parenthèse qui arrête un récit du chant IV, 7 : («Admirez, je vous prie, la finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce de terrain»).

Ces troupes ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à une tactique uniforme et régulière, telle que serait celle d’une troupe disciplinée, obéissant avec précision à la voix d’un seul chef. C’est à la voix de l’instinct que les étourneaux obéissent, et leur instinct (ces répétitions trop nombreuses sont une cause de lourdeur) les porte à se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesse au-delà ; en sorte que cette multitude d’oiseaux, ainsi réunis par une tendance commune vers le même point, allant et venant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivre de direction bien certaine, paraît avoir un mouvement général de révolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers de circulation propres à chacune de ses parties, et dans lequel le centre tendant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé par l’effort contraire des lignes environnantes qui pèsent sur lui, est constamment plus serré qu’aucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes d’autant plus qu’elles sont voisines du centre (description fort difficile et rendue d’une manière claire, intéressante et animée).

La personnalité de Mathias Hémardinquer (1822-1875) est intéressante : il fit ses études au collège Charlemagne, comme Gustave Hinstin, de douze ans son cadet ; devenu agrégé, il débuta à Angers, puis revint à Charlemagne. Le 9 avril 1850, il laissa des élèves chanter La Marseillaise (l’hymne était interdit sous l’Empire). Sommé de les dénoncer, il refuse. On se prend à rêver que Gustave Hinstin, qui avait seize ans, et était élève à Charlemagne ait pu faire partie de ces élèves. Muté à Poitiers, Hémardinquer se heurta à la résistance de l’évêque, avec polémique nationale dans l’Univers, et dut finalement partir pour Nancy. Taine, qui vivait à Poitiers, écrit le 1er août 1852 à Prévost-Paradol [ «y» désigne dans cette lettre  le lycée de Poitiers]: « Exemple de la tolérance de ce pays : Hémardinquer, qui y a été suppléant de rhétorique n’a pas pu y rester, parce qu’il est juif ». Il fut, du vivant de Ducasse,  l’auteur des Morceaux choisis de Buffon (1848), livre dont nous venons de citer une réédition enrichie de 1867, et d’une édition critique des Caractères de La Bruyère, en 1849, ainsi jugée en 1861 par Adrien Destailleur, dans sa propre édition du même livre (chez A. Bourdilliat et Cie : «  La dernière édition remarquable que nous connaissions, est celle publiée en 1849, chez Désobry[3], avec un commentaire littéraire et historique, par M. Hémardinquer. L’avertissement annonce qu’elle est spécialement destinée aux jeunes gens. Elle offre un travail savant et consciencieux, des notes curieuses sur la langue de La Bruyère ». Le lecteur qui chercherait à savoir en quoi ces notes sont curieuses devra aller chercher dans l’édition de 1852 des Pensées de Pascal (également chez Dezobry), par Ernest Havet, (également de l’École Normale), qui relève un point qui n’a pas pu échapper à Ducasse, lequel reformula une maxime de La Bruyère et des pensées de Pascal, dans Poésies :

«Quand La Bruyère cite Pascal comme exemple de la plus haute grandeur d’esprit, j’imagine qu’il considère surtout le Pascal des Pensées

Et de préciser en note : « De l’homme, vers la fin, dans l’alinéa qui commence par : « Le sot ne meurt point ». La Bruyère a cité deux fois les Pensées de Pascal dans ses Caractères, et il les imite souvent. M. Hémardinquer a relevé ces imitations dans son édition de La Bruyère ».

On observera que cette remarque apporte un élément neuf sur les Poésies : chacun répète à l’envi que Ducasse a détourné les classiques. C’est oublier un peu vite que les classiques se pillaient entre eux : dans l’édition des Pensées qui a servi de texte de référence à Ducasse pour composer les Poésies, l’édition Dubuisson et Marpon (et non l’édition Hiard retenue par le Pléiade, voir sur ce point notre étude dans les Cahiers Lautréamont 2008),  Ducasse lit Pascal dans le commentaire de Voltaire, lequel affirme, par exemple, page 145 de l’édition de 1865 que j’ai sous les yeux : « Cette pensée est prise entièrement de Montaigne, ainsi que beaucoup d’autres ». Pascal correcteur d’Epictète, Pascal correcteur de Montaigne, Pascal relu par Fontenelle, Fontenelle récusé par Voltaire, Pascal commenté par Voltaire : telle se présente l’édition surprenante que Ducasse a utilisée. Et encore l’éditeur a-t-il cru bon d’ôter l’éloge de Pascal par Condorcet, qui figurait en préface dans l’édition de 1776 dont l’édition Dubuisson se réclame ! Comment ne pas comprendre que Ducasse, qui a une perception fluide des liens qui existent d’un point à un autre, d’un écrivain à un autre, d’une époque à une autre, n’ait pas été intéressé par cet Hémardinquer, qui s’intéresse aux étourneaux, à La Bruyère et à Pascal, si jamais il l’a lu ?

Là est justement la question, et avec elle se pose la question du « nouveau mirage ». Car si beaucoup de choses nous laissent penser que nous devons nous intéresser à l’École Normale, (qui fut dite supérieure en 1845, date de création des écoles normales d’instituteurs), nous ne pouvons céder à un réseau d’indices sans l’avoir clairement établi. Or il s’avère que la piste Hémardinquer, si intéressante qu’elle soit, ne peut être retenue. Encore une fois à cause d’une coquille.

En effet, si Des Murs (pour Chenu) et Hémardinquer ont recopié le même passage composé par Guéneau de Montbeillard (pour Buffon), sur le vol des étourneaux, ils n’ont pas agi avec la même attention, et les deux textes diffèrent en un point.

Des Murs écrit en effet (pour Chenu) au milieu de la période : « paraît avoir un mouvement général d’évolution sur elle-même », alors qu’Hémardinquer donne : « paraît avoir un mouvement général de révolution sur elle-même ». Pour la curiosité de nos lecteurs, le texte original de Guéneau de Montbeillard (pour Buffon) est le suivant : « paraît avoir un mouvement général de révolution sur elle-même ». Des Murs a donc fait une erreur de recopie, et a transformé la révolution en évolution. Il s’agit d’une coquille dans l’édition Chenu, puisqu’aucune édition de Buffon ne donne le mot évolution. Que recopie Ducasse ? « paraît avoir un mouvement général d’évolution sur elle-même ». Il a donc bien travaillé sur l’édition Chenu, puisqu’il reproduit la même erreur.

Il reste à savoir s’il en avait conscience. Il est en effet extrêmement difficile de savoir si cette coquille ahurissante par laquelle l’évolution remplace la révolution est connue ou non de Ducasse, à l’instant où il recopie. Nous ne nous poserions pas cette question étrange si nous n’avions rencontré le même problème en découvrant l’acantophorus serraticornis. Rappelons que cet insecte s’orthographie normalement acanthophorus serraticornis, avec h, comme acanthe. Ducasse avait assez d’orthographe pour différencier les deux mots : or, il a écrit, avec une faute : « Je me recachai derrière le buisson, et je me tins tout coi, comme l’acantophorus serraticornis qui ne montre que la tête en dehors de son nid » (IV,3). La découverte récente de l’ouvrage de Mangin, l’Air et le monde aérien, Mame, 1865, 2eme édition, permet de constater, page 406, que la coquille existe dans le livre. (Pour information, la première édition du même livre donne, page 364, l’orthographe « acanthophorus » ; ce n’est donc pas celle que Ducasse a eue en main). Il est logique de penser que Ducasse, en reproduisant volontairement la faute, a choisi de se désigner non par la norme, mais par l’exception.

Pour revenir à nos étourneaux, le cas est plus complexe.  Examinons comment procède Ducasse, écrivant ce passage. Il ne se contente pas de faire un copier-coller avec un texte descriptif, traitant du vol des étourneaux. Après quelques phrases théoriques, il énonce assez étrangement : « Or, quelle source abondante d’erreurs et de méprises n’est pas toute vérité partiale ! ». Le lecteur peut être porté à croire que ce qui suit va illustrer ce qui précède : la transition descriptive désoriente littéralement le lecteur. D’abord, Ducasse transforme les « troupes » en « bandes », (les troupes renvoient, hors contexte animal, à une armée régulière, les bandes à un groupe armé informe) ; puis, à l’intérieur de la description, reprise mot pour mot, il procède à un petit ajout, l’adjectif « aimanté », qui constitue sa signature personnelle. Nous sommes passés brusquement d’un énoncé général à une description animale, mue par un centre toujours mouvant, de l’ordre du minéral, du tellurique. L’humain est extérieur à ce mouvement incessant, qui s’exprime sans lui, part vers un centre, et s’expulse. Il ne s’agit plus de « voler », de commettre un larcin, comme un élément d’une « bande ». Pour arriver à ce degré de désignation d’un centre invisible, il faut disposer d’une implexion mentale qui dépasse ce que l’on désigne d’habitude par « folie » : les premiers lecteurs attentifs se sont posé la question, et même si leur qualité de scruteurs  de l’inconnu n’est pas en cause, ils ont été dépassés, excédés  par ce qu’ils lisaient. Bloy et Gourmont ont accédé à cet impossible, et s’en sont exonérés par cette solution imposée. Plus d’un siècle plus tard, chaque phrase est examinée avec attention, et chaque découverte fait avancer la connaissance d’un nouveau cran. Ici, nous pouvons dire que le passage des étourneaux, premier « vol » de Ducasse, n’était pas un texte enfoui dans une revue inconnue, mais un objet d’étude collective (Hémardinquer), que Ducasse l’ait su ou non ; que ce passage est cité fautivement par Chenu, ce qui pose la question de la connaissance par Ducasse du modèle Buffon (ou Guéneau de Montbeillard) , modèle qu’il semble avoir connu par ailleurs, par des citations d’oiseaux qui ne sont pas décrits dans Chenu ;  que la question du souvenir d’un autre se pose une nouvelle fois ; que la connaissance par Ducasse des textes qu’il cite crée un problème d’autant plus difficile à résoudre que l’auteur a appelé lui-même à cette scrutation, en invitant le lecteur dès les premières lignes des Chants à apporter à sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit au moins égale à sa défiance. L’application de ce principe transfère la problématique initiale de « vol » ou de captation en question de mobilité dans un autre élément, une « nage », une aisance dans des domaines de savoir ou dans des éléments différents du lieu où est née la création, l’expression initiale. Pour les uns, il paraît impossible que Ducasse ait pu organiser son langage, jusqu’au point où il le tend.  Pour d’autres, dont je fais partie, Ducasse est totalement responsable de ce qu’il écrit, jusque dans les ramifications qui rendent cette lecture impossible.

Le point limite de la recopie volontaire de l’erreur typographique « acantophorus » trouve son écho désillusionné dans Poésies. La légende de l’image était une erreur. Ducasse a joué avec cela, pour son plus grand plaisir, puisqu’il a cité exactement l’erreur ; mais ce jeu a perdu désormais de son sens. Et le même Ducasse clôt l’exercice, dans la maxime. « L’erreur est la légende douloureuse ». (Poésies I,17). L’effet de vérité qu’il avait cru trouver dans une « légende » erronée se transforme en « légende » de douleur. Nous sommes assez loin du retournement de l’expression latine, « errare humanum est », avancée comme explication dans le Pléiade 2009.

PARENTHÈSE OPTIQUE

Puisque nous avons fait une petite incursion du côté de l’École normale, accordons-nous le temps d’une petite récréation sur le sujet, avant de revenir à d’autres oiseaux. Dans la strophe 11 du deuxième chant, un ange devenu lampe est jeté dans la Seine par Maldoror, qui suit ses évolutions en « arabesques élégantes et capricieuses ». Tout le monde ne peut pas voir cette apparition, car « on dit qu’elle ne se montre pas à tout le monde. Quand il passe sur les ponts un être humain qui a quelque chose sur la conscience, elle éteint subitement ses reflets, et le passant, épouvanté, fouille en vain, d’un regard désespéré, la surface et le limon du fleuve. Il sait ce que cela signifie. Il voudrait croire qu’il a vu la céleste lueur ; mais il se dit que la lumière venait du devant des bateaux ou de la réflexion des becs de gaz ; et il a raison… »

Cette intrusion de la raison dans un récit consacré à une apparition, à une « céleste lueur » (rappelons que la mère de Ducasse se prénommait Jacquette Célestine) est assez étrange. Pour essayer de la comprendre, ouvrons le journal édité par Pierre Larousse, «journal de l’enseignement pratique, rédigé par une société d’instituteurs, de professeurs et d’hommes de lettres». Cette revue a pour titre : L’ École normale. La page 318 du quatrième volume (1860-1861) donne des réponses à des questions générales d’optique, dont la troisième est ainsi formulée : Pourquoi les eaux d’une rivière, de la Seine, par exemple, ne réfléchissent-elles pas, dans leur forme naturelle, les becs de gaz qui en sillonnent les bords ? Toujours elles nous les montrent sous l’apparence d’une colonne de lumière.

Voici la réponse donnée par Ferdinand Piérot-Olry, le rédacteur :

« Cet étrange résultat est dû au mouvement des eaux de la rivière. Si ces eaux gardaient le repos, elles rempliraient l’office d’un véritable miroir et offriraient l’image nettement dessinée des becs de gaz. Mais elles fuient sans cesse. De plus, chacune des nappes dont elles se composent est douée d’une vitesse différente. La réflexion des becs se trouve donc multipliée jusqu’à la confusion. Comme les images sont enfin disposées sur une même verticale, elles apparaissent sous la forme d’une colonne de feu. L’illusion doit être complète, si l’œil de l’observateur se trouve placé à l’une des extrémités de cette colonne ».

On observera que la strophe de Ducasse débute dans une église, où brille la lumière électrique d’une lampe que l’œil humain ne peut fixer ; cette « flamme nouvelle » produit un « phénomène d’optique qui n’est mentionné, du reste, dans aucune livre de physique », explique le poète. On peut soupçonner que la description initiale de la lumière électrique, qui tient lieu de Présence de Dieu, a été tirée d’une publication scientifique non encore repérée à ce jour (elle le sera !). L’humour de Ducasse tient au fait qu’il imagine qu’une des applications de l’électricité, qui venait d’être utilisée à Paris pour des travaux publics et pour des représentations théâtrales, puisse s’étendre aux lieux de culte.  Si nous prenons pour mieux comprendre  l’ouvrage L’électricité, par Baille (Hachette 1868) , nous apprenons que selon la façon dont la lumière électrique est produite, en rapprochant des charbons reliés par un arc métallique, elle peut produire une couleur blanche, si le charbon est pur, ou des reflets jaunes ou bleuâtres, s’il est mélangé :  « Si la flamme est formée de charbon pur, comme celle de l’arc voltaïque, la couleur en sera blanche, aussi blanche que celle du soleil […] Aussi, soit à cause de sa blancheur éblouissante, soit à cause de sa grande intensité, soit enfin à cause de sa désagréable scintillation, la lampe électrique, pas plus que le soleil, ne peut être regardée en face ». Si un texte du même genre a bien été le point de départ de la strophe, on comprend mieux la description qu’en fait Ducasse : « O lampe poétique ! […] Tes reflets se colorent, alors, des nuances blanches de la lumière électrique ; l’œil ne peut pas te fixer ; et tu éclaires d’une flamme nouvelle et puissante les moindres détails […] ». Le point d’arrivée de la strophe est l’explication d’un autre phénomène optique, la réverbération de la lumière produite par les becs de gaz dans l’eau de la Seine. (Il est intriguant de constater au passage que l’énigme scientifique exposée puis expliquée dans la revue de l’École Normale tend à utiliser un vocabulaire religieux : la colonne de lumière, la colonne de feu).

Nous comprenons mieux, à l’occasion de cette petite parenthèse d’éclairage du texte à l’électricité et au gaz, comment Ducasse a procédé pour composer sa strophe : il est parti d’une description scientifique pour arriver à une autre. Seul indice scientifique laissé dans le texte, le baiser de Maldoror à l’ange brûle la joue blanche et rose, et la rend noire, « comme du charbon » : le rapprochement de deux pôles de charbon était, avant l’invention de l’ampoule électrique, le moyen pour produire la lumière électrique.

DU CANARI DE JOSEPH DE MAISTRE

Revenons à nos oiseaux. S’il n’est pas possible de faire le détail dans cet article de l’intégralité de la volière ducassienne, nous ne pouvons nous empêcher de nous poser au passage la question de savoir si Ducasse a lu ou non Joseph de Maistre. « De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner », note Baudelaire, dans ses Fusées (que Ducasse n’a vraisemblablement pas pu lire). L’anti-modernisme de Baudelaire semble avoir laissé plus de traces chez Ducasse qu’une relecture de la Révolution du langage poétiquene permettrait de l’imaginer. Rappelons que la citation de Chenu supprime la révolution (pour la remplacer, il est vrai, par l’évolution, ce qui n’aurait pas enchanté l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg). Maldoror est partout : « aujourd’hui il est à Madrid ; demain il sera à Saint-Pétersbourg », lit-on au chant VI. Y aurait-il passé une soirée, en compagnie des trois discoureurs, le sénateur, le chevalier, le comte ?  Nous n’entrerons pas ici dans la question globale de savoir si Ducasse admirait de Maistre, mais nous donnerons un élément qui laisse à penser qu’il l’a lu.

Parcourons le Chant VI, ce Chant où il est justement fait allusion à Saint-Pétersbourg. Dans le chapitre V du « roman », le fou Aghone raconte à Maldoror  l’origine de sa démence : « J’avais acheté un serin pour mes trois sœurs ; c’était pour mes trois sœurs que j’avais acheté un serin ». Dans une scène du plus haut comique, Ducasse dilue avec force détails l’écrasement du serin par un père pris de boisson, la mort de ses trois filles Marguerite, l’éclatement de la famille (« ma mère quitta le pays. Je n’ai plus revu mon père »), et la folie du fils, devenu mendiant.

Il existe parfois dans les œuvres théoriques les plus avares d’images un point par lequel l’imagination fait effraction, parce qu’elle ne retient qu’un détail « déplacé », une trivialité, un effet de réel ou d’irréel. Il en est ainsi dans la Critique de la raison pure, de Kant, où l’apparition de l’hypothèse d’une colombe volant dans le vide s’imprime durablement dans l’esprit. Il en est de même dans les Soirées, où un détail interpelle le lecteur. Ce détail s’amplifie quand on connaît la passion immodérée que Ducasse éprouvait pour les oiseaux. Voici le passage, qui a attiré notre attention (c’est le sénateur qui parle, dans le septième entretien des Soirées) :

Le sénateur : «Les caractères les plus doux aiment la guerre, la désirent et la font avec passion. Au premier signal, ce jeune homme aimable, élevé dans l’horreur de la violence et du sang, s’élance du foyer paternel, et court, les armes à la main, chercher sur le champ de bataille ce qu’il appelle l’ennemi, sans savoir encore ce qu’est un ennemi. Hier il se seroit trouvé mal s’il avait écrasé par hasard le canari de sa sœur : demain vous le verrez monter sur un monceau de cadavres, pour voir plus loin, comme disoit Charron. Le sang qui ruisselle de toutes parts ne fait que l’animer à répandre le sien et celui des autres : il s’enflamme par degrés, et il en viendra jusqu’à l’enthousiasme du carnage[4]

Le passage que nous avons mis en gras ne nous empêchera pas d’expliquer avant toute chose l’allusion littéraire à Pierre Charron, moraliste (1541-1603), qui s’est exprimé ainsi sur la guerre, dans son essai intitulé De la sagesse : «  L’art & l’expérience de nous entredéfaire, entretuer, de ruiner et perdre notre propre espèce, semble dénaturé, venir d’aliénation de sens ; c’est un grand témoignage de notre foiblesse & imperfection, & ne se trouve point aux bêtes, où demeure beaucoup plus entière l’image de nature. Quelle folie, quelle rage, faire tant d’agitations, mettre en peine tant de dangers & hasards par mer & par terre, pour chose si incertaine et douteuse, comme est l’issue de la guerre, courir avec telle faim & telle âpreté après la mort qui se trouve par-tout ; & sans espérance de sépulture, aller tuer ceux que l’on ne hait pas, que l’on ne vit jamais ? Mais d’où vient cette grande fureur & ardeur, car l’on ne t’a fait aucune offense ? Quelle frénésie de s’exposer à perdre ses membres, & recevoir des plaies, lesquelles ne font point mourir, mais rendent la vie sujette au fer & au feu, plus douloureuse & pénible mille fois que la mort ? Se sacrifier & se perdre pour tel que tu n’as jamais vu, qui ne se soucie ni ne pense jamais à toi, mais veut monter sur ton corps mort ou estropié, pour être plus haut & voir de plus loin ? »

Maldoror n’est jamais très loin de l’ivresse de la mort, ou de la furie de tuer, dans plusieurs passages des Chants. Mais revenons précisément au Chant VI, chap. V : le récit d’Aghone, le fou, est supposé intervenir dans les intermittences de sa folie. C’est pourquoi Ducasse enserre ce récit où il est question d’un serin entre deux précisions délirantes ; celle qui ouvre : « « Mon père était un charpentier de la rue de la Verrerie… Que la mort des trois Marguerite retombe sur sa tête, et que le bec du canari lui ronge éternellement l’axe du bulbe oculaire ! » et celle qui conclut : « Ce que je sais, c’est que le canari ne chante plus. » Il résulte de l’effet de lecture que le canari devient un serin, puis redevient canari, sans aucune autre raison que la folie. Cette oscillation de l’identité de l’oiseau fonctionne comme une désignation masquée, que d’autres indices nous permettent de comprendre. Le père est charpentier. Le métier est dit, réaffirmé quand après s’être cogné le genou, il presse sa blessure avec un copeau ( !) ; fait tourner autour de sa tête une varlope pour éloigner sa famille pendant qu’il écrase la cage. Pourquoi un charpentier ? Le saint patron des charpentiers porte le même prénom que De Maistre… Etrange patronage !  La Verrerie ? C’est un buveur. Pourquoi a-t-il trois filles qui portent le même prénom ? On peut esquisser une solution par son abus des boissons. Il ne voit plus double, mais triple. Ainsi semble répondre Ducasse à l’histoire lue dans les Soirées : il s’agit bien de décrire un cas de folie meurtrière, l’hubris s’inscrivant dans l’écrasement du canari de la (triple) sœur d’Aghone. Comme souvent, l’apparente gratuité du récit semble nous ramener vers un point extérieur, une référence littéraire : toutefois, l’essentiel demeure dans la liberté laissée au lecteur, qui n’est pas tenu de se soumettre à un système de compréhension, mais peut librement enchaîner les associations, dans un livre se jouant des certitudes affichées. Si le lecteur trouve le rapprochement avec l’auteur des Soiréespeu en accord avec sa perception de lecture, il peut toujours faire machine arrière, et ne considérer qu’un seul fait : la destruction d’un oiseau, dont l’espèce oscille entre le canari et le serin, a de quoi rendre un homme fou (ou indifférent). La folie d’Aghone trouve bien naissance dans le geste criminel de celui qui a massacré un oiseau, preuve s’il en est que Ducasse, même s’il ironise gravement en chargeant une cause dérisoire (la mort d’un oiseau domestique) d’effets extraordinaires (la destruction de la famille), place au cœur du dispositif mortel l’atteinte faite à l’oiseau. Si l’animal volant ne figurait pas dès le début des Chants comme acteur essentiel du récit, de pareils rapprochements seraient sans portée : mais dès le début des Chants, l’attention est attirée vers un groupe de grues, qui prennent un autre chemin que celui de la lecture. Il y a entre le monde volant et le monde savant un divorce prononcé dès les premières lignes. S’il y a d’un côté les lecteurs, il y a aussi de l’autre côté des « grues », qui prennent le bon chemin, celui de ne pas lire. De fait, pour Ducasse, le monde semble se partager entre la sauvagerie naturelle des animaux et l’ivresse des carnages humains, avec une nette préférence pour la folie des bêtes, toujours préférable à l’horreur d’appartenir à une espèce intrinsèquement meurtrière.

Accordons-nous un dernier oiseau, pour ne pas rester sur une note aussi pessimiste. Lorsque Mervyn, au chapitre II du sixième chant, est ramené à lui, après un évanouissement, en respirant  de l’essence de térébenthine, Ducasse note fugacement : « La circulation se ranime et l’on entend les cris joyeux d’un kakatoès des Philippines, perché sur l’embrasure de la fenêtre ». C’est l’occasion pour Ducasse de tendre un piège à son lecteur, puisque les premiers mots prononcés après cette notation sont les suivants : « Qui va là ?… Ne m’arrêtez point…Où suis-je ? ». Or si nous savons que le kakatoès est un perroquet, il est tout à fait plausible de penser, par enchaînement de lecture, que ces trois premiers mots pourraient très bien être proférés par un perroquet, dont les « cris joyeux » viennent justement d’être évoqués. Toutefois, pareille interprétation est vite contredite par des phrases d’une telle complexité qu’elles ne peuvent manifestement pas être émises par un animal, fût-il parlant : « Détachez les chaînes des bouledogues, car, cette nuit, un voleur reconnaissable peut s’introduire chez nous avec effraction, tandis que nous serons plongés dans le sommeil ». Il y a de fait entre le cri initial « Qui va là ? » et cette dernière injonction ampoulée une unité de sens assez frappante, où se déploie tout l’art du poète, capable de traverser l’étendue du langage : au cri animal proféré en-dehors du sens répond l’injonction soutenue de Mervyn, fleurissant jusqu’à l’excès les possibilités d’expression, par imitation psittacique de son « père noble », le commodore, grotesque modèle de ce que le langage peut offrir de plus artificiel et de plus désarticulé dans l’espèce.

Ceci ne doit pas nous tenir éloigné d’une autre question, intéressante également, celle de savoir où Ducasse a pu trouver ce kakatoès. Nous avons une chance supplémentaire de pouvoir le trouver, car, comme nous l’avons vu, Ducasse a une mémoire quasi-photographique des mots : on dirait même qu’il cherche les mots en cours de mutation orthographique. C’est ainsi qu’il écrit avec un accent le mot « révolver » ; qu’il écrit « boomérang » également avec un accent. Il n’est ni le premier, ni le seul à écrire « nec plus ultrà » avec un accent sur le a : on retrouve cette forme dans la préface au Dictionnaire de l’Académie française, par Villemain. La question de la forme orthographique des mots a donc son importance, et dans l’histoire du kakatoès (pour nommer cet oiseau de la façon dont Ducasse l’écrit), nous savons que le mot d’origine étrangère aurait progressivement muté : on trouve dès 1666 l’acception kakatou ; l’Académie française recommande dans la 6ème édition de 1835 d’écrire ce mot kakatoès, comme Ducasse l’écrit ; Littré retient la forme kakatoës, avec un tréma. Il reprend cette forme à Buffon. Chenu ne connaît pas le kakatoès, et adopte la forme plus moderne de cacatoès (exemple trouvé dans une édition de 1861). Ce n’est donc pas dans Chenu que Ducasse a trouvé son oiseau : nous en sommes d’autant plus certain que Ducasse utilise trois fois le mot, et trois fois l’orthographie comme l’Académie. La question se complique dès que l’on s’approche de l’espèce des kakatoès dite des Philippines, qu’un premier auteur a décrite : Buffon. On lit en effet à la page 96 du tome XXI de l’Histoire naturelle une description du « petit Kakatoës à bec couleur de chair », illustrée par une planche gravée et dessinée par Martinet, à laquelle Buffon renvoie dans une note : «voyez les planches enluminées n° 191», sous la dénomination de «petit kakatoës des Philippines». La superbe planche de Martinet porte en légende : « Petit Kakatoes, des Philippines » (le nom d’oiseau est ici orthographié sans accent). Un ouvrage d’ornithologie de 1823, le Tableau encyclopédique et méthodique des trois règnes de la nature, par l’abbé Bonnaterre, donne dans son troisième volume, page 1413, une référence qui nous intéresse tout particulièrement : à l’article «Kakatoès à bec couleur de chair», (sic pour l’orthographe de ce kakatoès), on retrouve une référence d’illustration (planche 227, figure 1) où l’oiseau se trouve représenté sous le nom de Kakatoès des Philippines. Cette référence correspond trait pour trait, orthographe incluse, à l’oiseau cité par Ducasse. Nous donnons ici cette illustration ainsi que celle   de Martinet  pour Buffon  (ce qui n’exclut pas qu’un autre ornithologue  ait publié, entre 1823 et 1869, une nouvelle description du kakatoès des Philippines, éventuellement assortie d’une image).  De cet ensemble de références, une chose est sûre : Ducasse ne cite pas au hasard cet oiseau, dont il y a eu très peu de représentations. Comme tout ce qu’il écrit, rien ne semble laissé au hasard, chaque référence un peu précise ouvrant un champ de recherche assez original, qui s’étend bien au-delà de l’intérêt linguistique.Petit kakatoès des PhilippinesGuéneau-Kakatoès

UNE PARENTHÈSE SUR LES TOPOI

A partir de l’instant où nous pouvons affirmer que la recherche des sources ouvre un nouveau pan de la découverte de l’œuvre de Ducasse, nous nous trouvons confrontés à l’immensité du champ référentiel : chaque livre, chaque revue publiée avant Maldoror, ou avant les deux fascicules de Poésies, est susceptible de devenir une source potentielle. La plus grande prudence est de rigueur, car dans la somme des combinaisons possibles qu’offre la chose écrite, deux ennemis se présentent, également redoutables. Le premier est le hasard objectif : il est peu de moyens pour s’en prémunir, si ce n’est un effet de logique : il est toujours plus probable que Ducasse ait lu un ouvrage immédiatement contemporain qu’un ouvrage retrouvé en bibliothèque, à l’exception des encyclopédies, ou des ouvrages savants à caractère durable. Le second ennemi est composé des topoï, ces lieux communs propres à une époque : nous allons explorer un exemple précis pour clarifier notre pensée. Voici ce qu’écrit Ducasse de lui-même à la fin du Chant premier : « il est né sur les rives américaines, à l’embouchure de la Plata, là où deux peuples, jadis rivaux, s’efforcent actuellement de se surpasser par le progrès matériel et moral. Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire ». Aucune note dans le Pléiade, pour comprendre ce passage, qui effectivement, appelle à priori peu d’observations. Notons d’abord, pour tenter de comprendre ce passage,  que Ducasse n’est pas insensible à l’actualité politique de 1868 : le nouveau gouverneur général de Buenos-Ayres, Sarmiento, infatigable propagateur de l’instruction publique, apporte un climat de paix, favorable au commerce. On trouve dans la Revue maritime et coloniale de 1865 un tableau comparatif du commerce de Buenos-ayres et de Montevideo, assorti d’une remarque que nous citons textuellement : « Le tableau suivant donne cette intéressante comparaison pour l’année 1862 entre le commerce des deux villes importantes de la Plata, la reine et la vice-reine de l’Amérique du sud, comme le disent avec orgueil leurs habitants »[5]. En l’occurrence, Ducasse n’avait pas besoin de lire cette publication pour formuler une expression connue sur le surnom de Buenos-Ayres. Il n’empêche que le lieu commun est aujourd’hui bien oublié. Dans notre recherche, nous avons découvert dans les Merveilles de la science, par Louis Figuier (Furne, 1868) un passage sur le télégraphe électrique qui se situe en conclusion d’un chapitre (comme la citation de Ducasse intervient en conclusion d’un Chant). Ce passage est le suivant : « Aujourd’hui le télégraphe électrique fonctionne de Londres à Paris, à travers l’Océan, avec une facilité merveilleuse. Un courant incessant de pensées s’échange d’un pays à l’autre, et ce lien qui rattache les deux rivages est comme une main fraternelle que se tendent deux peuples amis, à travers la mer qui les sépare ». Nous étions à peu près sûr du rapprochement (période de publication, auteur lu par Ducasse, idée commune, expression presque similaire) lorsque le peintre Vertron nous a confié avoir trouvé une autre source, tout aussi intéressante, et sans doute plus pertinente encore. Il a découvert dans une réédition de 1868 des Souvenirs d’un aveugle, voyage autour du monde par Jacques Arago (1790-1854), une charge contre Montevideo, ainsi décrite, – le jugement exprime la situation de 1817 –  : « La ville de Monte-Video est petite, mais propre, aérée, coquette […]. Le commerce est nul à Monte-Video, les arts et les sciences n’y comptent guère de fervents apôtres : sous ce rapport le Brésil est parfaitement représenté au bord de la Plata. Sur les deux rives de cet immense fleuve, presque aussi large que nos rivières sont longues, ont été bâties, à peu près en face d’une de l’autre, deux villes rivales qui peuvent bien se donner la main comme de bonnes voisines, mais qui gardent entre elles une rancune, une jalousie dont il faut que tôt ou tard la plus faible soit écrasée ». Nous voulons montrer par cet exemple la difficulté de connaître parfois la source exacte. Il est certain que le passage du Chant premier cite un lieu commun (deux villes qui se tendent la main à travers l’eau) ; si nous retenons la source Figuier, nous retrouvons le progrès matériel et moral, mais nullement de coquette ; si nous retenons la source Arago, nous avons bien la coquette, et la Plata, mais si cette source est la bonne, elle suppose que Ducasse ait fait son premier renversement de citation longtemps avant Poésies. Nous laissons donc le lecteur libre de se faire sa propre opinion, et proposons la poursuite d’un jeu, lancé il y a longtemps par Jean-Pierre Lassalle dans les Cahiers d’Occitanie et repris sous d’autres formes par Lack dans son ouvrage : Poetic of the Pretext[6]. Il est assez probable que Ducasse, au contraire de l’image inversée que donne sa « littérature », n’avait aucune imagination, et que les monstres nés de son esprit se composent de fragments finement découpés dans d’autres œuvres, pour former un appareil de mémoire interrogeant l’acte créateur dans son rapport avec l’identité. Le trouble né de cette découverte a de quoi rendre fou n’importe quel éditeur de Maldoror, et seul le dernier y a laissé la raison, en abandonnant la partie aux opinions sur l’œuvre, ce qui est un moyen de ne plus les interroger, mais de les enfermer dans ce qu’il faut en penser selon les « autorités ».  Il est à regretter que les « autorités » concernées aient été, pour les morts, annexées sans leur consentement, pour des raisons de stratégie économique éditoriale, axée libéralisme absolu, sans aucun recul ontologique sur ce qui lie poétiquement les morts aux vivants.

DOULEUR

« Sois sage, ô Dolorès, et tiens-toi plus tranquille ». Ceux qui s’intéressent avec passion à Ducasse se souviennent du numéro de la Revue d’Histoire littéraire de le France de juin 1974, dans lequel Michel Pierssens a donné un excellent article, intitulé Ducasse et Dolorès. Dans Poésies I, Ducasse dresse en effet une étrange liste de ceux qu’il tiendra désormais à distance (nous respectons la graphie originale, et soulignons le passage concerné) :

«Je constate, avec amertume, qu’il ne reste plus que quelques gouttes de sang dans les artères de nos époques phtisiques. Depuis les pleurnicheries odieuses et spéciales, brevetées sans garantie d’un point de repère, des Jean-Jacques Rousseau, des Châteaubriand et des nourrices en pantalon aux poupons Obermann, à travers les autres poètes qui se sont vautrés dans le limon impur, jusqu’au songe de Jean-Paul, le suicide de Dolorès de Veintemilla, le Corbeau d’Allan, la Comédie Infernale du Polonais, les yeux sanguinaires de Zorilla , et l’immortel cancer, Une Charogne, que peignit autrefois, avec amour, l’amant morbide de la Vénus hottentote, les douleurs invraisemblables que ce siècle s’est créées à lui-même, dans leur voulu monotone et dégoûtant, l’ont rendu poitrinaire. Larves absorbantes dans leurs engourdissements insupportables !»

Michel Pierssens a analysé dans son article la vie et l’œuvre de Dolorès, en s’interrogeant sur un point assez mystérieux : les premiers articles sur Dolorès Veintemilla n’ont pas paru avant 1870, ce qui pose la question de la source de Ducasse. Comment pouvait-il être informé de l’existence et de la disparition tragique d’une femme poète dont la réputation n’avait pas traversé les frontières de l’Equateur ?  En 2006, Michel Pierssens encore donne dans son Ducasse et Lautréamont : L’envers et l’endroit (Du Lérot & Presses universitaires de Vincennes) un nouvel article sur la question, Maldoror en Equateur. Ses recherches ont progressé, mais la plus ancienne référence retrouvée sur Dolorès remonte à 1872, soit deux années après la mort de Ducasse. Ce dernier article se conclut sur le constat suivant : « Qui avait bien pu parler à Ducasse du suicide de Dolorès, sinon l’un ou l’autre de ces voyageurs ou proscrits sud-américains, férus de poésie ». Il évoque enfin la personnalité de Federico Proaño, qui publia quelques poèmes de Dolorès en 1874. « Cela ne suffit sans doute pas à faire de lui le chaînon manquant qui nous permettrait de comprendre enfin comment Ducasse avait pu entendre parler du suicide de Dolorès », conclut-il, laissant à l’avenir le soin d’examiner si son hypothèse d’un véritable milieu latino-américain à Paris, que Ducasse aurait pu fréquenter, trouverait un jour sa vérification.

Influencé comme nous l’avons été par ces travaux, nous avons eu la chance de percer une partie de l’énigme posée par Michel Pierssens. Il fallut pour cela que nous découvrîmes une anthologie en espagnol, Lira ecuatoriana, («la Lyre équatorienne», sous-titrée Colección de poesias líricas nacionales escojidas i ordenadas con apuntamientos biográficos por Vicente Emilio Molestina, doctor en jurisprudencia, GUAYAQUIL, 1866. Cet ouvrage, édité rue de Bolivar, numéro 134  contient plusieurs notices sur divers poètes équatoriens, dont la dame qui nous intéresse. Nous donnons ici sa notice intégrale, dans la traduction établie par M. Jean-Paul Goujon.

DOLORES VEINTEMILLA DE GALINDO

Un épais voile doit cacher une grande part de l’histoire de Madame Veintemilla, durant l’espace de temps où elle erra sur la terre.

Sa naissance eut lieu à Quito en 1829, et le prénom qu’on lui donna fut comme l’avant-coureur du destin adverse qui fana successivement une à une les fleurs de ses rêves.

Elle aima la littérature dès sa plus tendre enfance, et quand son complet développement intellectuel et moral lui laissa connaître les enchantements qu’elle renferme, chercha dans les règles de l’art le moyen d’orienter les impulsions de son inspiration naissante.

Ses chants résonnèrent alors, et chacun d’eux se composa uniquement de notes de tristesse, pleurant l’absence du soleil de son bonheur, qui disparut sitôt sa carrière commencée.  Les génies de la nuit et de la solitude furent les premiers qui l’écoutèrent.

Deux branches importantes des beaux-arts retinrent son attention : la peinture et la musique.

Elle maniait le pinceau avec habileté et adresse, et la musique était pour elle le doux langage dans lequel elle traduisait ses impressions.

Aujourd’hui ses harmonies se sont tues ; sa lyre a disparu, détruite par la foudre de l’adversité, et les charmes de la belle poétesse se sont confondus avec la poussière du sépulcre. En mai 1857, la mort a glacé ce noble front. Les infortunes de sa vie la précipitèrent dans le suicide. Silence………… il faut déplorer sa fin tragique, sans rappeler un fait qui heurte tellement le cœur de tous, et qui, plus que des mots de censure, mérite une larme de compassion.

Ses travaux littéraires, qui formaient comme l’épopée de ses infortunes, furent réduits en cendres par sa propre main au moment où elle allait abandonner la scène sociale, avec la prétention qu’ils s’engloutiraient avec elle à jamais dans l’abîme de l’oubli. 

Il n’est resté que quelques compositions courtes et bien senties, dont les deux qui suivent renferment un mérite positif. La première, par son coloris, son feu, sa fougue, fait de son auteur une digne émule de Sapho ; la seconde, écrite au bord de la tombe, est comme l’ultime soupir de l’oiseau qui meurt au milieu de l’arbre, et dont l’écho, recueilli par le vent, se prolonge jusqu’aux confins du désert.

Les deux poésies reproduites dans le recueil s’intitulent « ¡ QUEJAS ! »  et « LA NOCHE I MI DOLOR ». Afin de donner au lecteur un aperçu du talent de Dolorès, voici la traduction de la deuxième œuvre, composée quelques jours avant sa disparition (avec, de nouveau, nos plus vifs remerciements à M. Goujon). Un ouvrage de décembre 1870, que Ducasse n’a pas pu lire, précise que ce poème saphique est écrit « à la manière de Zorrilla ».

LA NUIT ET MA DOULEUR

Le voile noir que la nuit ombragée

Étend sur le monde, invite au repos ;

Fatigué, le pauvre étend déjà sur la terre froide

Son corps, et oublie sa douleur.

 

Le riche lui aussi dans son lit douillet

Dort en rêvant, l’avare, à ses richesses,

Le guerrier dort, et dans son sommeil s‘écrie :

« Je suis invincible, et mes prouesses sont grandes ! »

Le berger heureux dort dans sa cabane,

Et le marin tranquille dans son navire :

Ne le travaillent ni l’ambition ni la rancune ;

La mer ne trouble point son repos.

La bête sauvage dort dans son fourré ténébreux,

L’oiseau dort à l’abri dans les branches,

Le reptile dort dans sa demeure impure,

Tout comme l’insecte dans sa maison fleurie.

Le vent dort… ! la brise errante

Gémit à peine en caressant les fleurs ;

Tout repose pareillement au milieu des ombres ;

Ici dormant, et plus loin rêvant.

Toi, douce amie, qui peut-être, un jour,

Contemplant la lune mystérieuse,

Exaltais ton ardente fantaisie,

En versant une larme amoureuse,

Dors toi aussi, tranquille et reposée,

Tel le marin une fois la tempête calmée,

Oubliant ainsi l’inquiétude passée,

Tandis que ton amie lamente sa douleur.

Laisse-moi aujourd’hui, dans ma solitude, contempler

De ma vie les fleurs effeuillées ;

Aujourd’hui il n’est point de mensonge pour adoucir mon angoisse…

Elles sont bien mortes, mes fables rêvées !

Aujourd’hui, dans mon esprit dépeuplé, n’existe plus

Ce rêve incessant de bonheur ;

A présent, le morne tronc de ma triste vie

A été déraciné par la foudre de la tristesse.

 

Me voici arrivée à l’instant ultime… amie,

Que mon destin cruel m’a fait voir…

Que le ciel propice te bénisse à jamais…

La torche de ma vie s’est éteinte…

Cet ouvrage que M. Pierssens a recherché pendant plus de trente ans révèle bien d’autres surprises. L’auteur de ce livre est Vicente Emilio Molestina Roca, sur lequel il faut dire un mot. Il est né en 1832 à Guayaquil (Equateur), deuxième ville du pays. Il était le fils de José Maria Molestina y Roca, Grand-Maître de la maçonnerie équatorienne, détenteur d’une fortune immense, et d’une bibliothèque prodigieuse. Après des études de droit à Quito, Molestina fils fut reçu avocat à la Cour suprême et revint à Guayaquil, où il fonda en 1857  El Album literario, histórico, cientifico, religioso , première revue équatorienne à donner aux lettres une part importante.  Lecteur infatigable, explorateur des ouvrages et des manuscrits collectionnés par son père, il composa en 1860 un essai sur l’histoire de la littérature équatorienne, qu’il compléta en 1866 en publiant la Lyre équatorienne, ouvrage de 340 pages comprenant 14 notices biographiques sur les poètes équatoriens, avec des œuvres significatives de chacun d’eux. Le recueil eut un retentissement important : pour la première fois, une génération entière de poètes vivants (à l’exception de deux d’entre eux, Olmedo et Dolores Veintemilla de Galindo) était représentée ; cette publication donna aux lettres équatoriennes, dans l’espace sud-américain, le sentiment qu’un continent entier vivant hors Histoire, pouvait accéder à un degré de sophistication supposé n’exister qu’en Europe. Mieux : le 20 avril 1866, le port de Valparaiso ayant été bombardé par les Espagnols, Molestina fut chargé de rédiger une protestation, qu’il intitula sobrement « Actes du peuple de Guayaquil sur la situation actuelle ». Ce manifeste de 12 pages frappa politiquement les esprits.

La Lyre équatorienne créa en Equateur un courant en faveur des lettres. La question de la poétique nationale fut posée : qui se reconnaissait ou non dans la définition d’une génération susceptible de définir le courant dominant de la jeune République ? En avril 1868, Molestina se maria, et publia un ouvrage intitulé : « Collection des antiquités littéraires », où il rassembla des œuvres d’auteurs plus anciens que ceux présentés dans la Lyre. La mort l’emporta à Lima à 38 ans en 1870, l’année même où Ducasse mourut. Son nom demeura en Equateur comme le symbole d’un homme ayant formé au goût un peuple qui, avant lui, ne se connaissait pas d’histoire ni de poètes.

L’incandescence de ce livre ne se marque pas seulement par le destin qu’il eut : il faut ajouter à celui-ci un de ses lecteurs, Isidore Ducasse, qui l’a lu, et a eu dans les mains la notice concernant Miguel Angel Corral, un des quatorze poètes. Pour lui, en lequel Ducasse put se reconnaître, Molestina écrivit qu’il abandonna la poésie, et blâme son silence, « si l’on considère que ses œuvres le placent au rang des poètes nationaux ». On penserait objectivement à Rimbaud si des raisons objectives n’invitaient à éluder ce nom. Et Molestina de retenir quatre poésies, parmi lesquelles deux retiennent par leur titre l’attention de tout ducassien : « UN DIA EN EL PANTEON » (un jour au Panthéon, le titre est en majuscule), et « A LA INFAUSTA MEMORIA DE LA SENORA DOLOR ES VEINTEMILLA ». (Le titre est en majuscule, encore : le mot DOLOR est isolé par erreur). Cette extraordinaire coquille typographique n’aurait aucune importance si Ducasse n’était pas attiré par tous les monstres de la typographie, en cela qu’ils disent toujours bien au-delà de ce qu’ils cachent : « l’infâme mémoire de la dame douleur est Veintemilla » se bat, sémantiquement parlant, en français, avec le vrai titre : « à la mémoire de l’infortunée Dame Dolorès Veintemilla ». Et le fait que Dolores Veintemilla se transforme en mythe, par le poème que lui consacre Miguel Angel Corral, dans l’éclatement de son nom, désigne ce point par lequel Ducasse envisage la prodigieuse destinée mémorielle du suicide de Dolores, et anticipe les désordres de sa redécouverte, pour en annuler la nouveauté.

En un mot, Ducasse isole dans un livre un nom. Il comprend que ce nom peut devenir un mythe, puisque de jeunes poètes plutôt silencieux rendent hommage à ce nom. Et ce nom, douleur, isolé par une anomalie typographique, parle. Mais il s’agit de faire désormais l’économie des mythes. De supprimer Baudelaire, Musset, et, pour les américains, Dolores. Ducasse parle ainsi directement aux Américains.

Le livre de Molestina a certainement frappé Ducasse, au-delà de ce qu’on imagine. Tout le monde a en tête la conclusion du chant premier, et la force d’une image pourtant désuète en 1868 : « Ne soyez pas sévère pour celui qui ne fait encore qu’essayer sa lyre ». Pouvait-il ne pas penser à la Lira ecuatoriana, et à son retentissement dans le Nouveau-Monde ?  Le poète rappelle à plusieurs reprises son origine : « il est né sur les rives américaines, à l’embouchure de la Plata » ; est-il argentin, est-il uruguayen ? Il a répondu par anticipation, en parlant dès le début du premier Chant des « gémissements graves du Montévidéen ». On notera au passage que Ducasse adopte la graphie espagnole de sa ville natale, qui était alors très fréquemment orthographiée avec des accents : Montévidéo. De même, il écrit : Buenos-Ayres, sans accent aigu sur le e, comme il était d’usage, et avec un y : ceci laisse à penser qu’il devait prononcer « bouénôsse-ailleresse » à l’espagnole, et non « buénozère » à la française. En choisissant cette orthographe, il se signale comme sud-américain, et donne à penser qu’il participe du mouvement initié par Molestina.

L’hypothèse émise par Michel Pierssens se trouve donc considérablement renforcée par cette découverte : il nous paraît assez probable que Ducasse ait entretenu des liens littéraires avec des Sud-américains, et voulu s’inscrire dans un mouvement de réappropriation littéraire, au point que dans la phrase citée plus haut, il cite des créateurs de toutes nationalités, dont deux d’expression espagnole : une Equatorienne (Dolorès Veintemilla de Galindo), et un Espagnol (José Zorrilla). Une chose est probable, et le fait a été remarqué par Jean-Jacques Lefrère : dans sa lettre de mars 1870 à son banquier, Ducasse rompt avec la graphie espagnole, et écrit avec deux accents : Montévidéo. Peut-on voir dans cette « francisation » le signe d’une distance prise ? Quoi qu’il en soit, rien n’interdit de penser que Ducasse a pu transmettre son premier chant à des poètes équatoriens, et nous allons expliquer pourquoi.

En résolvant l’énigme posée par Pierssens, nous avons également découvert une information qui ne manquera pas de passionner les lecteurs de Ducasse : le 18 juin 2008, le théâtre Sucre de Quito a donné une représentation d’Adios Santiago, pièce de Paul San Martin et Alexandra Moreno. Cette œuvre de fiction montrait les derniers instants de la poétesse Dolores Vintimilla de Galindo (sic sans le « e » de Veintemilla) (1829-1857), d’après des éléments historiques. L’argument était le suivant : Dolores composa un texte intitulé Nécrologie dans lequel elle laissait échapper « une expression » qui permettait d’entendre qu’elle était panthéiste. Cette « expression» fut relevée par un prêtre catholique fanatique, Ignacio Marchan, qui composa contre elle plusieurs pamphlets violents qui eurent pour effet de la désigner à la vindicte populaire : la jeune mère sombra alors dans la dépression et mit fin à ses jours.

La fureur  d’Ignacio Marchan était causée par le fait qu’elle avait osé, dans une véhémente protestation contre la peine de mort,  nommer Dieu « el Gran Todo », le Grand-Tout, en l’invitant à créer une génération plus civilisée et humaine, qui ose supprimer la peine de mort du code de la Patrie. Ahuri par cette information, nous avons voulu la vérifier, afin de nous assurer que la pièce moderne n’était pas « contaminée » par une influence ducassienne en retour, et nous avons retrouvé de nombreux documents (dont la Nécrologie du 27 avril 1857, que Michel Pierssens reproduit, pour le passage qui nous intéresse, dans son article de 1974) qui attestent de la réalité du fait, et son importance centrale dans la cabale organisée par le fanatique. Pour donner un ordre d’idée de la fureur de l’affrontement, le prêtre ne s’arrêta pas dans son délire, et exigea après l’enterrement de Dolores qu’elle fût exhumée, car il soupçonnait qu’elle s’était suicidée enceinte. L’autopsie lui donna tort, et un grand mouvement de honte collective traversa la société équatorienne, faisant de Dolorès une figure exceptionnelle d’infortunée, poursuivie par un persécuteur inique. L’expression remarquable utilisée par Dolores Veintemilla pour marquer son indignation de voir un père de famille nombreuse, Lucero, un indien, fusillé publiquement devant ses cinq enfants, place San Francisco, à Cuenca, le 20 avril 1857, parce qu’il était accusé sans preuve de parricide, est, répétons-le, « le Grand-Tout », et cette tournure peut-être issue de Spinoza fait cingler dans notre mémoire comme des balles mémorielles le son de trois assertions  ducassiennes : « O mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l’homme et de l’injustice du Grand-Tout ! » (Maldoror, Chant II). Hasard ? Citation ? « il est glorieux, d’après lui, de vaincre tôt ou tard le Grand-Tout, afin de régner à sa place sur l’univers entier, et sur des légions d’anges aussi beaux. » (Chant II). Sans compter l’ultime : « Je suis le Grand-Tout ; et cependant, par un côté, je reste inférieur aux hommes, que j’ai créés avec un peu de sable ! » (Chant III). Ces citations récurrentes, qui suivent de peu le chant premier, et s’affirment comme une possible résurgence d’échanges sur Dolores avec des poètes sud-américains, ravivent l’hypothèse de Michel Pierssens, et ajoutent à la résolution d’un premier mystère (la source d’information, Molestina) un nouveau mystère, celui d’une expression originale, dont la présence dans le texte de Ducasse pose plus de questions qu’elle n’en résout. S’il fallait seulement s’en tenir à la question génétique de la création, on pourrait observer que ces références au monde « américain » se trouvent dans les trois premiers chants, comme si le point d’origine, clairement énoncé à la fin du chant premier, se dissolvait peu à peu, non sans laisser des traces, dont la dernière est assez surprenante : la vision de la couverture de l’anthologie de Molestina où sont recueillis les poèmes de Dolores Veintemilla fait apparaître en majuscule le mot : POESIAS, qui sera retenu par Ducasse en 1870, pour intituler ses deux opuscules. Or l’orthographe de ces titres, rarement respectée, diffère : le premier fascicule de Ducasse comporte un accent sur la majuscule, et le second l’omet. Cette disparition de l’accent typographique sonne comme une dilution de l’accent linguistique, comme si Ducasse, en perdant son accent, retrouvait une mémoire espagnole et l’inscrivait dans le signe, comme un oubli involontaire, cependant identifié : quoi de plus relu qu’un titre ? L’observation que nous faisions plus haut sur la graphie retenue pour écrire le lieu natal, Montevideo, avec deux accents, à la manière française, en mars 1870, permet de tracer une rapide synthèse : autour de 1868 (Chant premier), la mémoire espagnole et culturelle de Ducasse est encore intense. Elle se résoudra progressivement par la suite. Il est donc logique de penser que si une lettre de Ducasse à Molestina est un jour retrouvée, ce qui paraît désormais possible, elle sera datée de 1867 ou 1868.

On pourra objecter que cette citation du Grand-Tout ne pouvait pas être connue de Ducasse, puisque la Lyre ne la cite pas. Ducasse pouvait fort bien être abonné  à la Revista de Sud-America où l’écrivain Ricardo Palma donna une étude consacrée à Doña Dolores Veintimilla (sic), article qui donna lieu en 1861 à un tiré à part édité à Valparaiso. La citation concernant le Grand-Tout y figure textuellement, en majuscule. Que Ducasse ait eu connaissance de cette information par une source autre qu’orale est donc matériellement possible.

Pour conclure sur Dolorès, il paraît nécessaire cependant de vérifier au plus vite si la correspondance de Molestina, en Équateur, ne contient pas une missive inédite de Ducasse. Cette recherche s’inscrirait, comme plusieurs que nous avons menées, souvent avec des amis, dans la continuité d’une curiosité ouverte sur le monde ; et lorsque le poète Gérard Minescaut a trouvé, comme sans chercher, au bureau des Migraciones, à Buenos-Ayres, la preuve de l’arrivée de Ducasse sur un bateau dont le nom était enfin lisible, il a ouvert le monde sur la possibilité d’une identité espagnole de Ducasse, en nous montrant le prénom connu, exprimé originalement en « Isidro », sur une liste de passagers. Il faut faire abstraction, dans ces moments, de la préface du Pléiade 2009 consacré à quelqu’un nommé par abus de langage « Lautréamont », préface dans laquelle on peut lire : « Le milieu bilingue dans lequel il vécut explique à coup sûr sa connaissance de l’espagnol et du français. Quelques commentateurs ont exagéré l’importance du premier ».  Nous nous inscrivons avec une certaine fierté dans la lignée de ces « commentateurs » qui « exagèrent », mais au moins, nous apportons des preuves.

Le dernier point, avant de demander à Dolores de se tenir tranquille, sera de revenir à une question posée par Pierssens, sur l’écorchage par Ducasse du nom de cette dame. Elle était Dolores Veintemilla de Galindo, Galindo étant le nom de son mari, selon la forme espagnole. Or Ducasse la transforme en Dolorès de Veintemilla, comme si elle était l’épouse de son nom. Pourquoi cette modification ? Après les hypothèses proposées dans l’article fondateur de Pierssens, nous voulons simplement ajouter que Ducasse met un malin plaisir, volontaire ou involontaire selon les points de vue, à détraquer l’orthographe des noms d’écrivains : dans la même phrase où le nom de Dolorès est convoqué (avec accent, ce qui confirme la distanciation évoquée à l’instant), on peut lire à la fois Châteaubriand (avec accent), Obermann (avec deux n) et Zorilla (avec un r). Poe, dont le nom pose un problème à cause de l’accent (Ducasse écrit ailleurs : Poë) devient « Allan », ce qui n’est pas la façon la plus lisible de le désigner. Mickiewicz se résout brutalement dans l’appellation non dénuée de xénophobie : le « Polonais ». (Observons qu’avec sa propension à se définir comme montévidéen, Ducasse a dû en entendre plus d’une, sur son propre compte). Et pour finir, Baudelaire n’est pas inscriptible, mais désigné par une périphrase hilarante, quoique exagérée : entre la Vénus hottentote et son « amant morbide », le monstre n’est pas du côté attendu. Nommer est peut-être possible, mais Dieu que le nom d’un poète est difficile à prononcer, et encore plus, à écrire !

YEUX SANGUINAIRES

Il est assez surprenant de constater que la première traduction de Poésies en espagnol, dès 1919, et l’encre de Littérature à peine sèche, n’ait pas retenu de commentaires sur les deux noms à consonance ibérique cités dans la même phrase : Dolorès et Zorrilla. Cette phrase susceptible d’interpeller une âme espagnole n’a pas retenu l’attention, comme si l’urgence à traduire l’emportait sur l’urgence à tout traduire, en gardant pour l’avenir ce qui pourrait être un jour ultérieur creusé. Nous venons de citer Zorrilla, comme un sésame, et nous ne sommes pas loin des Mille et une nuits : ce sésame ne s’est jamais ouvert, même si Zorrilla a été identifié. Il s’agit du poète et dramaturge José Zorrilla (1817-1893), connu en Espagne pour être encore aujourd’hui abondamment reproduit, ce qui est déjà un signe intéressant. Son œuvre est immense, et cette immensité aura sans doute rebuté la critique, au point que l’allusion faite par Ducasse n’a jamais été percée jusqu’à maintenant. La solution que nous proposons tient compte de la remarque de Larbaud, qui pensait qu’il faut plutôt lire : dieux sanguinaires, là où Ducasse écrit : yeux sanguinaires. Nous avons retrouvé trace du poème Horizontes, composé avant la naissance de Ducasse. Voici la première strophe en espagnol. Le lecteur trouvera aisément le texte original, qui est fréquemment cité dans les anthologies modernes :

Lanzó al mundo en mitad de las tinieblas
El soplo del Señor, y empezó el mundo
A rodar en un piélago de nieblas,
Cercado del silencio más profundo.
Miró la creación el que la hizo,
Mas no le satisfizo;
Y rasgando sus negras colgaduras,
Sacudió con su planta el firmamento;
Brotó una chispa, se inflamó en el viento,
Y el sol se derramó por las alturas.

Afin de permettre à nos lecteurs de se forger une opinion sur l’allusion aux « yeux sanguinaires », nous donnons la traduction que M. Goujon a eu l’extrême obligeance de réaliser pour ceux qui s’intéressent à la question. A chacun de chercher dans ce poème magnifique ce que Ducasse pouvait désigner par l’expression : « yeux sanguinaires ».

 

               HORIZONS par José Zorrilla

I

Le souffle du Seigneur lança le monde

Au milieu des ténèbres, et le monde commença

A rouler dans une haute mer de brumes,

Entourée du plus profond silence.

Celui qui la fit regarda la création,

Mais n’en fut point satisfait ;

Et, déchirant ses noirs rideaux,

Il secoua de son talon le firmament ;

Jaillit une étincelle, elle s’enflamma dans le vent,

Et le soleil se répandit sur les hauteurs.

II

« Tu tourneras, lui dit-il, éternellement ;

Tu marqueras également quatre saisons,

Et ton fanal resplendissant

Sera ton ombre de mes yeux immortels. »

Le soleil tourna, et, à sa vue, le monde égayé

Entonna un sonore hymne universel,

Et lorsqu’il eut un souffle d’existence,

Exhala retentissant en sa présence

Une douce musique en un chœur réservé.

III

La mer s’agita en un murmure colossal,

Le vent résonna sur les montagnes,

Les bois murmurèrent une berceuse somnolente,

Et le ruisseau secoua ses joncs résonnants.

Les oiseaux essayèrent leurs cantiques ;

Harmonieux et graves,

Résonnèrent les accents de l’homme,

Et de leurs notes plus rauques et sévères,

Les bêtes sauvages élevèrent leur voix sans mesure,

Et les échos sauvages l’imitèrent.

IV

Source de lumière et fontaine de vie,

Le soleil féconde notre mère la terre,

Et dans les ruisseaux de la plaine,

Verse la neige transformée qu’il amassa dans la montagne.

Sa chaleur fait éclore herbes et fleurs,

Et donne leurs taches et leurs couleurs

A tout ce qu’il dore de son pur éclat,

Et mille insectes que fouettent les zéphyrs,

S’occupent avec zèle de séparer

La graine impure de la semence vierge.

V

Mais, ou bien vacillent mes yeux fatigués,

Ou bien j’ai vu à l’Orient et au Couchant

Des lacs de sang, dont les rouges plis

Font un tapis aux pas gigantesques du soleil.

Et jamais ma raison ne put comprendre

Le mystère sanglant

Qui voile l’horizon avec cette couleur ;

Et j’ai beau le penser et le méditer,

Cette barre de sang ne me révèle rien

De l’arcane qu’elle conserve écrit.

VI

J’ai vu le soleil se coucher à l’Orient

En répandant son éclat splendide.

Et je l’ai vu se coucher à l’Occident

En esquivant le dernier sommet.

Magnifique à son retour et son départ,

Son aller et son retour,

Muet et absorbé, à chaque fois je le contemple ;

Il replie ses rayons ou les jette,

Et toujours à son arrivée ou à son retour,

Je conçois de Dieu l’universel temple.

VII

Oui, toujours il pose un point à l’Orient,

Et un autre point en dépassant le dernier sommet ;

Mais toujours il entoure, à son aube et son occident,

D’une bande sanglante son éclat rayonnant.

Éclaircir les deux crépuscules ensemble,

Tandis qu’entourent le soleil

De larges rafales de couleur sang ;

Et, en allant et venant, sa dernière teinte

Peint cette triste et sinistre couleur

Aux confins du vent azuré.

VIII

Que gardent ces rideaux rougeâtres

Pris dans les bords de la lumière ?

Un tourbillon ne peut-il les déchirer,

S’ils vont se perdre hors de portée du vent ?

Si c’est une vapeur qui, dans sa marche,

Lentement se dégage, épaisse et turbulente,

De l’essence du soleil,

N’y a-t-il pas un ange empressé

Dont le bras arrache de la lumière ce morceau

Qui fait tache à l’éclat divin du soleil ?

IX

Si c’est un rêve douteux des vents,

Suspendu par la distance dans l’azur,

Pourquoi ce rêve n’est-il pas peint en rose,

Au lieu de ce rouge pavillon qui choque ?

Sot que je suis, ver de la terre,

Moi qui convoite le savoir que renferme

Le monde dans son centre invisible,

Et dénonce son tout-puissant auteur,

Alors que je suis né pour seulement l’adorer

Et l’aimer partout où je le trouve !

X

Quand la lumière s’effondre derrière la montagne,

Aspirée au milieu des nuages et des halliers,

L’horizon tremblant vomit l’éclat

Qui teint de sang les énormes peines.

Écharpe de sang, immense banderole

Qu’agite dans sa forteresse

Celui qui fit le monde avec de la cendre vaine,

Telle la toile rouge que le hardi pirate

Déploie devant le vaisseau en peine,

Qui redouble d’efforts pour fuir à pleines voiles.

XI

Et le soleil était un miroir transparent

Où le Seigneur contemplait sa création,

Et d’où il versait, tout-puissant,

Une douce vie d’amour et d’harmonie.

Et il y eut un moment où, dans son amour,

Il voulut ouvrir à l’homme son saint Paradis

Après cette existence pleine de malheurs :

Mais, usurpant le droit de Dieu

A défaire ce qu’il avait fait,

La sotte créature répandit le sang.

XII

La terre se tacha ; Dieu, indigné,

S’en alla du miroir, et son reflet,

Illuminé des yeux de Dieu,

Teignit la tache et assombrit le miroir.

De même, Dieu revint vers le soleil et ordonna :

« Tu continueras à tourner ;

Éclaire sa race, et qu’elle croisse en combattant ;

Qu’elle imprègne la terre de son sang impur :

Mais, lorsqu’il ne lui restera que le sang obscur,

Ne l’illumine plus, et qu’elle périsse ! »

XIII

Dieu dit, et s’enfermant dans son sanctuaire,

Et, au rude coup que firent résonner ses portes,

La terre mère, avec de multiples impulsions,

Se recouvrit de monstres avides de tuer.

XIV

Nin, Nembrot, Sésostris et Cambyse,

Arrosèrent furieusement de sang l’Egypte ;

Alexandre, Conon, Xerxès et Ulysse,

Mirent sans pitié la Grèce dans un bain de sang.

La Grèce avala l’Egypte, Rome la Grèce,

Et de Rome, qui voit partout s’effondrer

Ses légions, et, dans son anxiété, empile

Des tas de couronnes sans têtes,

L’horrible Attila fit fouler à son noir palefroi

La gloire et les grandeurs.

XV

Et voilà la gloire, et les prouesses !

Les héros naissent, et la terre rouge,

Là où leur pied se teint de sang,

Peint la tache noire dans le miroir.

Venez, guerriers, égorgez sans mesure,

Le soleil poursuit son chemin

En diminuant sa lumière, sans cesser d’aller,

Et chaque statue élevée à votre gloire,

Est une ombre qui va rongeant

La lumière diminuée du soleil moribond.

CONCLURE ?

Le lecteur peut compulser avec nervosité son édition de la Pléiade. Il découvre ici des informations nouvelles, qu’il était assez aisé de rassembler, pour peu qu’on s’intéressât au sujet. Il faut croire qu’après la très bonne édition Garnier-Flammarion (1990), après l’exécrable édition du Livre de poche (2001) -remplaçant l’édition Besnier, par ailleurs excellente et n’ayant nul besoin d’être remplacée, ne serait-ce que pour respecter la pluralité des lectures -, l’éditeur de la Pléiade, ne redoutant pas de ressasser en 2009 une troisième mouture critique de la même œuvre, a épuisé sa propre insatiabilité, voire sa gourmandise, pour ne pas dire sa goinfrerie, puisque les informations nouvelles ont été apportées toutes par les Cahiers Lautréamont, et par les présents Cahiers d’Occitanie : ainsi procèdent par réquisition intellectuelle certains contemporains.

Le jeu nouveau consiste donc à retrouver d’inconnues richesses sur Ducasse, et à rendre au plus vite cette œuvre, un instant distraite par des unités confiscatoires, à ses lecteurs libres, infiniment nombreux, infiniment curieux, et chaque jour plus soucieux d’en savoir davantage sur le compte dangereusement irrécupérable d’Isidore Ducasse.

L’avenir est donc aux surprises. Il les tiendra.

(à suivre)

Sylvain-Christian David est le co-fondateur, en 1987, avec Jean-Jacques Lefrère et l’inoubliable François Caradec, des Cahiers Lautréamont (version imprimée). Il a donné dans cette revue plusieurs séries d’articles sur Isidore Ducasse et a participé au légendaire voyage à Montevideo, en 1995. Son dernier ouvrage, Le Secret des origines, portant sur l’influence que Ducasse a exercée sur Alfred Jarry, a été publié dans la collection Perspectives Critiques, aux Presses Universitaires de France, en 2003, avec une préface d’Annie Le Brun.

Esprit assez indépendant, il recherche hors des chemins battus la clé de l’énigme Ducasse, auteur à l’en croire du « plus petit et du plus important livre du monde ». Il chronique ses recherches selon leur logique secondaire pour un lecteur détaché des urgences du temps.


[1] Cet article fait suite à «L’Armée des signes», (Cahiers Lautréamont, 2009) ; «Un cygne en été» (Cahiers Lautréamont, 2010) ; «Trois» (Cahiers d’Occitanie, n°49, décembre 2011).Chaque article peut être lu séparément. Le « dernier article » dont il s’agit ici portait sur Léonard de Vinci, et sur la mère « céleste » du poète, avec une représentation marmoréenne retrouvée au Jardin des Tuileries.

Les Cahiers Lautréamont numériques remercient Jean-Pierre Lassalle et les Cahiers d’Occitanie pour leur généreuse autorisation de reproduire ici cet article.

[2] La citation de P. Pia telle que retranscrite par J.-J. Lefrère donne pour titre à l’ouvrage de Fabre «Souvenirs entomologistes». Nous ne savons pas auquel des deux citateurs cette erreur d’intitulé peut être attribuée. (Ndlr)

[3] «Désobry» est mis ici pour Dezobry ; citation p. XIV de l’avertissement.

[4] La pagination varie selon les éditions : on retrouvera le passage page 657 de l’édition Bouquins, Robert Laffont 2007, établie par Pierre Glaudes.

[5] Revue Maritime et coloniale, tome quinzième, p.377. Paris, Paul Dupont  et Challamel aîné, 1865.

[6] Les Cahiers d’Occitanie délivrent depuis plusieurs décennies des articles, notes et notules sur Ducasse. L’ouvrage de Lack a été publié en 1998 à Exeter.

Une réflexion au sujet de « OISEAUX, DOULEUR, DIEUX SANGUINAIRES[1] »

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