Jean-Jacques Lefrère
En page 5 du Figaro du 28 janvier 1891, dans la Revue bibliographique tenue par Philippe Gille, entre le compte rendu d’une biographie du collectionneur Eugène Piot par Edmond Bonnaffé, parue chez E. Charavay, et celui d’une comédie en quatre actes, Les Étapes de Gutenberg, de Louis Leriche, chez l’éditeur Chavannac, on lit une critique des Chants de Maldoror, réédités l’année précédente par Léon Genonceaux. A notre connaissance, elle n’a été pas été signalée jusqu’à présent :
« Il y a vingt ans, l’auteur des Chants de Maldoror (un volume étrange signé comte de Latréaumont [sic]) qui viennent de paraître chez Genonceaux, eût été traité d’aliéné, et s’il eût eu une famille désireuse de s’en débarrasser, eût pu être enfermé comme fou. Il suffit de lire certaines publications faites aujourd’hui par des névrosés de fait ou d’intention, pour juger les Chants de Maldoror avec moins de sévérité. Tout ce que les cauchemars les plus enfiévrés ont de torturant se trouve condensé dans ce livre, né d’une imagination malade, hantée par toutes les fièvres de Baudelaire et Edgard Poë [sic] ; je défie qui que ce soit de n’être pas troublé parfois par la lecture de ce livre où je n’ai vu d’abord que les exagérations d’un jeune homme (il avait dix-sept ans) qui voulait attirer l’attention par tous les moyens ; à un second examen mes idées se sont modifiées et j’ai senti sous ces incohérences maladives, ces élans passionnés, qu’ils soient ironiques ou graves, un homme souvent sincère et toujours à plaindre.
L’auteur est mort à vingt ans ; il y auraitinjustice à outrer la critique à son endroit, d’autant que nous avons aujourd’hui pas mal de ses disciples. Je ne tenterai pas non plus l’analyse de l’ouvrage fait sans aucun plan et où perce souvent, dans les obscurcissements de la folie, un rayon puissant de vérité. Il y a de tout dans les Chants de Maldoror ; Lohengrin y devait avoir et y a son influence ; Lohengrin, qui était alors une conception révolutionnaire et qui maintenant est déjà tombé à l’usage des bourgeois. Triste livre au fond, mais curieux à examiner comme on étudie une maladie dans son principe et ses développements. »
Philippe Gille, l’auteur de ce compte-rendu, était né en 1831 à Paris et mourut dans la même ville en 1901. Il étudia la sculpture et le droit, puis fut quelques années employé aux bureaux de la Ville de Paris. En 1861, il devint secrétaire du Théâtre lyrique. Evoluant vers le journaliste, il collabora auFigaro à partir de 1869 et rédigea longtemps, sous le pseudonyme du « Masque de fer », les Échos de la première page. Sous son nom, il tint dans le même journal la critique d’art et celle des livres, ainsi qu’une chronique hebdomadaire paraissant le mercredi sous le titre La Bataille littéraire. Il collabora aussi au Petit Journal et au Soleil. Il eut par ailleurs des activités de librettiste d’opéra pour des œuvres d’Offenbach, de Bizet, de Massenet (il est le coauteur du livret de Manon avec Henri Meilhac), de Planquette, de Delibes. Il épousa la fille du compositeur Victor Massé. Il collabora avec Labiche pour des pièces (Les Trente Millions de Gladiator, Garanti dix ans). Amateur d’art et bibliophile (sa bibliothèque fit l’objet d’une vente publique posthume et d’un catalogue — où ne figure nul exemplaire de Maldoror), il fut élu membre libre de l’Académie des Beaux-Arts en 1899. Il a laissé un volume de vers, L’Herbier, paru en 1887.
Le compte rendu de Maldoror signé par Philippe Gille comporte quelques erreurs biographiques (« il avait dix-sept ans », « L’auteur est mort à vingt ans »), mais on ne saurait en tenir rigueur à l’auteur, car il ne faisait que reprendre des indications données par Genonceaux dans la préface de son édition (« les Chants de Maldoror sortirent donc de l’imagination et du labeur cérébral d’un jeune homme de dix-sept ans » — « Le comte de Lautréamont s’est éteint à l’âge de vingt ans emporté en deux jours par une fièvre maligne »).
La coquille « comte de Latréaumont » — le roman d’Eugène Sue Latréaumont avait paru en 1838 — figurait déjà dans le quatrième recueil poétique d’Evariste Carrance, Fleurs et Fruits, qui avait été édité en janvier 1870 (« Les Chants de Maldoror, par le Cte de Latréaumont ») et sur le prospectus de lancement d’Ombres et Rayons, cinquième volume de la série Littérature contemporaine, qui fut diffusé au cours du second semestre de 1870 (« Les Chants de Maldoror, par le Cte de Latreaumont »). De même, la critique des Chants de Maldoror du Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire de mai 1870 était ainsi notifiée dans la table des matières : « Les Chants de Maldoror, par le comte de Latréaumont, p. 238 ».
***
«Des métaphores outrées et inadmissibles…»
Trois mois après Philippe Gille dans Le Figaro, le rédacteur anonyme du Supplément littéraire de La Lanterne du 22 mars 1891 est bien plus expéditif et révulsé. Dans la Petite Chronique des Lettres et des Arts, il n’envoie pas dire ce qu’il pense de Maldoror:
L’éditeur Genonceaux met en vente les Pharisiens par M. Georges Darien, sorte de roman-pamphlet dans lequel les anti-sémites sont pris à partie. […]
Le même éditeur publie les Chants de Maldoror par le comte de Latréaumont [sic] en prévenant le public que c’est l’œuvre d’un jeune homme de 17 ans.
Une jeunesse déjà si incrédule et si brutale dans ses expressions est bien près de la caducité, surtout quand elle procède par étrangetés barbares et diatribes ordurières, dans un français où les métaphores outrées et inadmissibles fourmillent.
On nous dit que l’éditeur Genonceaux va cesser de publier des romans, pour se consacrer exclusivement à un ouvrage de longue haleine et de haut goût. Tant mieux ! cela nous changera des Chants de Maldoror et autres… inutilités.