Lautréamont : l’Aurore d’un nouveau siècle

Kevin Saliou


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                Depuis le 22 février 2017, l’Auguste Théâtre, situé dans le XIe arrondissement de Paris, donne à voir une « comédie noire » de la Compagnie Le Rideau d’argent. Mise en scène par Bernard Guérin d’après un texte de Bastien Telmon, la pièce est présentée comme « une adaptation burlesque de la mort mystérieuse du Comte de Lautréamont ».

                C’est un tout petit théâtre, au fond d’une impasse. Ce soir de première, une vingtaine de personnes sont réunies pour découvrir le nouveau spectacle du Rideau d’argent. Comme l’indique son titre, c’est la figure mythique du Comte de Lautréamont qui est célébrée dans cette création : les efforts de Jean-Jacques Lefrère et Sylvain-Christian David pour réclamer une distinction plus nette entre Isidore Ducasse et son pseudonyme d’un jour n’auront pas été entendus. Il est vrai que le flamboyant pseudonyme, associé à son image de poète maudit, a davantage de quoi séduire que le nom insignifiant de l’écrivain méconnu mort à vingt-quatre ans. Que ceux qui cherchent dans ce spectacle la véracité des faits dirigent leurs talons en arrière et non en avant : c’est bien d’une recréation fantasmée qu’il s’agit, et elle n’en est pas moins intéressante. Bastien Telmon a quelque connaissance de la critique ducassienne, il a lu la biographie de Jean-Jacques Lefrère et s’en est abondamment nourri pour sa pièce.

                Lautréamont : l’Aurore d’un nouveau siècle trouve son point de départ dans la mort mystérieuse – aujourd’hui probablement élucidée[1] – d’Isidore Ducasse, dans le Paris assiégé de novembre 1870. « Lautréamont est mort ! Personne ne saura pourquoi. Ne priez pas pour lui. » Dans le tumulte des événements qui conduisent à la fin du Second Empire, qui se soucie encore du manuscrit des Chants de Maldoror, un volume dément que l’éditeur Lacroix a refusé de diffuser ? C’est à partir de ces tremplins propices au fantasme des ducassiens – un manuscrit, une fameuse malle, une mort suspecte, un jeune écrivain à la personnalité déroutante – que Bastien Telmon a développé son spectacle, entraînant les spectateurs dans une rêverie vertigineuse où Ducasse et Lautréamont se confondent, parfois visités par l’inquiétant Maldoror, mauvais génie du poète.

Le ton est burlesque, le jeu vif et dynamique, le tout plaisant et astucieux. Les trois comédiens sur scène endossent tour à tour les rôles de Maldoror, de Gustave Hinstin, de Céleste Davezac, de Georges Minvielle ou de François Ducasse. Des masques, à la fois grotesques et inquiétants, permettent de passer d’un personnage à l’autre. Plusieurs histoires s’imbriquent et se télescopent : le récit principal de la mort de Ducasse, fait par Maldoror et son acolyte La Pondeuse ; les pérégrinations d’Eugène, communard resté à Paris et logé en cachette rue du Faubourg-Montmartre, chargé par son propriétaire d’espionner le poète fantasque vivant au dessus ; et les démarches désespérées de ce même Isidore pour être lu de ses contemporains. Le tout est traité sur un mode vivant, burlesque et déjanté qui rend compte de la progression des événements historiques tout en puisant dans les textes qui nous intéressent : s’il ne s’agit pas d’une adaptation des Chants de Maldoror, la poésie de Ducasse est donnée à entendre par extraits, intégrée sous la forme d’un pastiche habile à la trame principale. Mais le texte lautréamontien n’est pas le seul élément rapporté : Le Tutu de Princesse Sapho a largement inspiré la tonalité bouffonne de certains passages, qui rappellent également l’Ubu de Jarry. « Au départ, explique Bernard Guérin, nous avions réalisé un premier spectacle sur Arthur Rimbaud. C’est en nous penchant sur sa vie que nous avons découvert Léon Genonceaux, qui, à quelques mois d’intervalle, avait fait paraître Les Chants de Maldoror et Le Reliquaire, avant de prendre la fuite sans pouvoir porter à la connaissance du public Le Tutu qu’il venait de mettre sous presse. » Genonceaux est d’ailleurs présent dans la pièce sous le nom de Léon, l’inquiétant logeur d’Isidore joué par Matthieu Benéteau. Quant au Tutu, Bastien Telmon lui a emprunté quelques passages des plus savoureux ainsi que le personnage de La Pondeuse, double féminin de Maldoror. Des Chants de Maldoror au Tutu, la filiation ne surprend pas ceux qui connaissent le mystérieux ouvrage de Princesse Sapho découvert par Pascal Pia[2] : deux passages conséquents des Chants de Maldoror y figurent, sans compter les pastiches et citations éparses dans ce roman ne ressemblant à aucun autre.

Les spécialistes de Ducasse pourront pinailler sur quelques inexactitudes ou confusions. Ainsi, dans la brochure destinée au public, Albert Lacroix est présenté comme l’éditeur des Fleurs du mal au lieu d’Auguste Poulet-Malassis. Célestine Jacquette Davezac se voit également réduite à un seul de ses prénom. Enfin, un spectateur chagrin déplorera peut-être l’accent mis sur le folklore lautréamontien : Isidore Ducasse jouant du piano tard la nuit, François Ducasse, père fautif et bourgeois ridicule traité de manière ubuesque, sans compter la vision caricaturale d’un poète dérangé, en proie aux migraines et hautain avec tout le monde. Pour autant, on appréciera la représentation d’Isidore Ducasse, donné comme un personnage maladroit, mal à l’aise en société et somme toute assez touchant. Judicieux également, le choix de ne pas le montrer sauf dans quelques flashbacks : longtemps, le spectateur ne perçoit sa présence qu’à travers le bruit de ses pas à l’étage du dessus. Cet effet d’attente est peut-être plus efficace encore que l’arsenal de trucs pittoresques déployés pour conforter les attentes : de Ducasse, nous ne percevrons presque rien et quand le spectacle s’achève, le poète, emporté par son mauvais génie jusqu’au fond de la tombe, garde entiers le mystère et la fascination qu’il n’a cessé d’exercer depuis plus d’un siècle.

Lautréamont : l’Aurore d’un nouveau siècle

Compagnie Le Rideau d’Argent

Texte de Bastien Telmon – Mise en scène de Bernard Guérin

Avec Matthieu Benéteau, Fanny Lucet et Bastien Telmon

Création lumières de Catherine Richaud

Création masques de Camille Maecke

A l’Auguste Théâtre – 6 impasse Lamier 75011 Paris

www.augustetheatre.fr / 01.43.67.20.47

Les mercredi et jeudi, du 22 février au 16 mars – 21h00.


[1] Sylvain-Christian David, « La Mort d’Isidore Ducasse », Cahiers d’Occitanie, nouvelle série, n° 51, décembre 2012, p. 103-121.

[2] Pascal Pia, « Un des inventeurs de Maldoror. Léon Genonceaux », La Quinzaine littéraire, 15 avril 1966, p. 18.

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