Une brève histoire du poison dont sont pleines les pages des Chants de Maldoror

Mathilde Ollivier

 

 

Un romancier a tous les droits, excepté celui d’empoisonner les âmes.

Alfred Nettement, Le roman contemporain, 1864.

 

La première phrase des Chants de Maldoror a été maintes et maintes fois analysée. Mais l’utilisation du substantif « poison » mérite qu’on s’y attarde plus longuement, puisque les pages des Chants de Maldoror en sont « pleines » ; les « émanations mortelles » y font aussi référence. Le poison est tout d’abord présent dans la diégèse : Maldoror est lui-même plein de poison. Il dit, à la huitième strophe du premier chant : « Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné[1]. » Et lors du combat contre la lampe au bec d’argent, en II, 11 :

Il se penche, et porte la langue, imbibée de salive, sur cette joue angélique, qui jette des regards suppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette joue. Oh !… voyez ! voyez donc !… la joue blanche et rose est devenue noire, comme un charbon ! Elle exhale des miasmes putrides. C’est la gangrène ; il n’est plus permis d’en douter. Le mal rongeur s’étend sur toute la figure, et de là, exerce sur ses furies sur les parties basses ; bientôt, tout le corps n’est plus qu’une vaste plaie immonde. Lui-même, épouvanté (car, il ne croyait pas que sa langue contînt un poison d’une telle violence), il ramasse la lampe et s’enfuit de l’église[2].

Dans ses métamorphoses, il se transforme aussi en animal vénéneux. En II, 15, il est un poulpe : « moi, celui que n’a pas pu oublier le Créateur, […] j’appliquai mes quatre cents ventouses sur le dessous de son aisselle, et lui fis pousser des cris terribles.. […] car, des fois, l’homme aperçoit le poison s’introduire dans les veines de sa jambe, par une morsure presque imperceptible, avant qu’il ait eu le temps de rebrousser chemin, et de gagner le large[3]. » Le poison est un attribut de Maldoror. Il va de pair avec son aspect repoussant, et sa volonté de « peindre les délices de la cruauté[4] » (I, 4).

Une plante toxique trouve également sa place parmi les pages des Chants. Le deuxième chant s’ouvre ainsi :

Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion ? Où est passé ce chant… On ne le sait pas au juste[5].

La belladone est une plante solanée aux connotations magiques. Elle peut créer des effets hallucinatoires et est mortelle à forte dose. Selon Jules Michelet, au Moyen Âge, les sorcières enduisaient de belladone le manche de leur balai lorsqu’elles se rendaient au sabbat. La plante, qui donne un fruit noir, est à la fois médicament et poison mortel. Maurice Heine fait le premier l’hypothèse que Ducasse utilisait la belladone pour combattre ses migraines, par ses propriétés sédatives et antinévralgiques ; selon lui, il mentionne la plante « en plein connaissance de ses dangereuses vertus[6] ». De plus, les visions hallucinatoires que peuvent provoquer la plante correspondent aux fantasmagories des Chants. Il est néanmoins impossible de prouver si Ducasse en consommait ou non, et Heine termine son étude ainsi : « Tout le monde peut prendre de la belladone, mais personne n’écrira pour cela les Chants de Maldoror[7]. »

Les Chants de Maldoror sont imprimés dans un contexte de censure impériale ; on comprend les réticences d’Albert Lacroix à distribuer l’ouvrage. Ducasse en est également conscient. Il utilise sciemment la métaphore du poison et exploite pleinement ses connotations. Ainsi la première phrase :

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre[8].

Il présente son livre comme une lecture interdite, sulfureuse, et il ne manque pas d’avertir son lecteur. Cette captatio benevolentiae inversée, telle celle des Essais de Montaigne, a pour but d’exhorter le lecteur à continuer sa lecture, et à exciter sa curiosité. La référence aux Fleurs du mal ajoute un accent baudelairien à son livre. Cette première phrase est également une mise en garde. La « logique rigoureuse » et la « tension d’esprit égale au moins à sa défiance » seront nécessaires afin de ne pas se faire empoisonner : une lecture empathique et sans recul est dangereuse.

Revenons aux sources : la métaphore du poison, ainsi que celle du venin, sont des lieux communs, qui illustrent l’idée de la « contagion morale[9] ». L’idée de contagion vient de la mimésis : l’art est supposé déclencher chez le lecteur une identification qui ne peut être mise à distance que par ceux qui disposent d’une culture suffisante et d’une maîtrise de leurs affects. Les notions d’imitation et de contagion sont couramment utilisées, depuis Platon, pour décrire le mode de diffusion des idées. Dans le livre III de La République, Socrate recommande d’expurger toutes les œuvres littéraires des passages susceptibles d’affaiblir la virilité des hommes libres et des jeunes en formation, en leur fournissant des exemples de faiblesse ou des modèles alternatifs[10]. Le livre, outil de savoir, a un pouvoir performatif et peut influencer les consciences ; il en est de même pour les « mauvais livres ».

Cette métaphore a été développée par l’Église à partir du XVIIe siècle, au moment de l’essor de l’imprimé. En 1670, Pierre Nicole écrit dans De la manière d’étudier chrétiennement[11] :

Il y a des poisons dans les livres, qui sont visibles et grossiers. Il y en a d’invisibles et de cachés. Il y a des livres qui sont tout empestés, et d’autres qui ne sont corrompus qu’en certaines parties. Et il y en a peu qui ne le soient en cette manière. Car les livres sont les ouvrages des hommes, et la corruption de l’homme se mêle dans la plupart de ses actions. Et comme elle consiste dans l’ignorance et dans la concupiscence, presque tous les livres se ressentent de ces défauts.

Au XVIIIe siècle, l’Église continue à élaborer son discours contre les « mauvaises lectures », qu’elle ne cessera d’étoffer au cours du siècle suivant. Mais ses porte-paroles sont également les premiers à comprendre la puissance de ce moyen de propagation des idées et la nécessité d’orienter le choix des lecteurs face à une offre de plus en plus diversifiée : parallèlement à la mise en place d’un réseau de bibliothèques chrétiennes, une « Société catholique des bons livres » est créée en 1824[12].

Les images de la contagion et du poison proviennent du registre médical, ce qui leur donne « l’avantage de les parer d’un air de scientificité à une époque de fort engouement pour les sciences naturelles[13] ». Selon Gisèle Sapiro, « ces deux métaphores, qui ont l’avantage de frapper immédiatement les esprits », expriment deux mécanismes différents : « La métaphore de la contagion désigne le mode de propagation du mal par la circulation libre de l’imprimé, tandis que celle du poison en décrit les effets tout en laissant supposer une intention perverse de l’auteur[14] ». En 1826, au moment de l’élaboration d’un nouveau projet de loi durcissant les conditions de publication, Léon XII met en garde dans une bulle papale contre les « faux prophètes » et donne à ses émissaires la consigne suivante :

Afin de pouvoir conduire sagement et avec fruit le troupeau de Dieu qui vous est échu, détournez-le d’abord des pâturages empoisonnés que la perfidie lui offre de tous côtés pour le perdre ; découvrez-lui les pièges cachés çà et là, et fortifiez-le par de saints et utiles conseils contre cet affreux amas de tant d’erreurs, et contre les maximes impies de tant d’hommes pervers[15].

Au XIXe siècle, les discours contre les « mauvais livres » atteignent leur point culminant. L’essor extraordinaire de l’imprimé et de son commerce, ainsi que l’alphabétisation de la population, popularisent la lecture et donnent une nouvelle actualité à la notion de poison. En effet, l’individu peut désormais avoir accès au texte sans médiateur ; cette liberté nouvelle va être canalisée en orientant le choix des lectures. Des différences sont faites entre les bonnes et les mauvaises lectures : les classes supérieures valorisent les classiques et les poètes latins, et regardent de haut la littérature contemporaine, le roman d’autant plus. Il est l’instrument de propagation de mauvaises idées par excellence, par sa grande diffusion en feuilleton dans la presse bon marché. Les mauvais romans « corrompent la société en berçant les lecteurs d’illusions et en les détourant de leurs devoirs[16]. » Mais la poésie n’est pas exempte de ce danger. « C’est une grande immoralité que de chanter les attraits du vice ; par cela même on l’inspire et on l’excite », expliquait l’abbé Mutin[17]. La lecture de divertissement était considérée comme inutile, et la bourgeoisie estimait que la lecture de romans-feuilletons était nocive et malsaine pour les classes inférieures. On impute à la diffusion d’une littérature subversive et socialiste les révoltes de 1848. Des bibliothèques pour ouvriers sont créées, afin de contrôler leurs lectures : elles contiennent la Bible et des auteurs classiques. Mais le public populaire refuse de se plier aux prescriptions : des ouvriers ouvrent des bibliothèques où l’on trouve des auteurs jugés dangereux pour la morale et l’ordre établi : Voltaire, Rousseau, George Sand, Proudhon. Pour les détracteurs de la lecture de romans, ces lieux étaient des « bordels et des lieux de perdition morale » qui répandaient leur « arsenic spirituel parmi les grands et les humbles, les jeunes et les vieux[18]. » Véritable problème social, les « mauvais livres » créent des maux dans quatre volets de la société : les mœurs, la morale, la religion, la politique[19]. Dans les Considérations sur la propagation des mauvaises doctrines, on trouve encore ces inquiétudes :

On fait tout pour les corps ; que faisons-nous pour les âmes ? Cette peste morale qui ravage les esprits, altère ou détruit les principes de la vie sociale ; cette circulation de feuilles empestées, de livres impies, loin de nous épouvanter, nous trouve presque indifférents, et nous ne craignons pas qu’imprégné de tous ces poisons, le corps social, après avoir épuisé en mouvements convulsifs ce qui peut lui rester de vigueur, ne se consume lentement et ne tombe en pourriture[20].

La métaphore du poison n’est pas le seul apanage de l’Église et de la bourgeoisie : elle est fréquemment utilisée dans les procès littéraires, au cours des débats parlementaires sur la liberté de la presse, dans la bouche des députés qui s’y opposent. C’est notamment le cas lors du débat de 1827 sur le projet de loi « de justice et d’amour » : le comte de Rougé parle ainsi de « substances vénéneuses », de « poison » et de « contre-poisons », le comte Hubert de Sesmaisons de « subtils venins » et de « poisons dévorants » ; le comte de Blangy déplore que la jeunesse soit « infectée du poison de ces doctrines » qui « circulent sans obstacle ». Pierre-Louis Courier met la métaphore dans la bouche du juré Arthus-Bertrand dans son Pamphlet des pamphlets :

– Qui dit pamphlet, dit un écrit tout plein de poison.

– De poison ?

– Oui, Monsieur, et du plus détestable, sans quoi on ne le lirait pas.

– On ne le lirait pas s’il n’y avait du poison ?

– Non, le monde est ainsi fait ; on aime le poison dans tout ce qui s’imprime[21].

Certaines catégories de la population sont plus aptes à être corrompues : les femmes et la jeunesse font partie des lecteurs en danger. Les femmes, « plus impressionnable par organisation, vivant plus que les hommes dans la vie intime, et moins distraites qu’eux par le mouvement du monde extérieur, sont plus accessibles à ces mauvaises influences[22] ». Sapiro ajoute : « Des précieuses ridiculisées par Molière aux ingénues atteintes de troubles psychiques à la suite de lectures lascives qu’elles auraient faites, les femmes de tout milieu constituent depuis le XVIIIe siècle une catégorie que l’on tient pour particulièrement vulnérable à l’influence malfaisante des livres[23] ». Les jeunes gens sont influençables par leur naïveté : « Il s’agit surtout des jeunes garçons scolarisés, qui ne représentent encore qu’une part très restreinte de la classe d’âge. […] Lors du débat sur le projet de loi restrictif de la liberté de presse en 1827, le comte de Rougé dénonça ainsi l’« infection » des écoles par des écrits “corrupteurs” et la menace qu’elle recelait à terme pour l’ordre social[24] ».

À la fin du XIXe siècle, la population française est majoritairement alphabétisée, par les lois Ferry de 1881 et 1882 qui rendent l’instruction primaire gratuite et obligatoire. Selon François Proulx, « les discours sur les dangers de la lecture — “mauvais livres”, incitations au crime ou à une sexualité transgressive, démoralisation — qui ont traversé le siècle sont alors redéployés autour d’un nouvel objet d’anxiétés : le jeune lecteur. […] C’est plutôt le jeune homme qui préoccupe essayistes, pédagogues et romanciers au cours des premières décennies de la IIIe République[25] ». Paul Bourget, dans l’avant propos de la première série de ses Essais de psychologie contemporaine (1883), dresse le portrait-type du jeune lecteur : « À cette minute précise, et tandis que j’écris ces lignes, un adolescent, que je vois, est accoudé sur son pupitre d’étudiant, […]  penché sur son livre… ». La figure du jeune lecteur, le personnage-type de l’étudiant, se retrouve à la strophe de Falmer (IV, 8): « Lorsqu’un jeune homme, qui aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa table de travail, à l’heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu’il ne sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux[26]… »

 

Le poison dans la toxicologie crimino-légale : l’affaire Lafarge

Revenons au siècle qui nous occupe. À partir de la moitié du XIXe siècle, les avancées scientifiques permettent, lors des autopsies, de détecter les poisons. Une affaire, particulièrement médiatisée, démontre l’avancée de la médecine et consacre la naissance de la toxicologie moderne. Charles Lafarge s’éteint dans sa propriété du Glandier, en Corrèze, le 14 janvier 1840. Les soupçons se tournent vers la jeune et belle épouse de la victime. Son mobile est évident : après d’incessantes disputes, Marie Lafarge se réconcilie avec son époux et décide de lui léguer tous ses biens, à condition de devenir l’héritière de sa propriété. Les preuves s’accumulent : elle s’est procurée de l’arsenic, qu’elle disait vouloir utiliser pour venir à bout des rats qui infestaient la maison. Quelques jours plus tard, son mari, alors à Paris, reçoit un gâteau de son épouse. Il est pris de vomissements et de diarrhées après en avoir mangé un morceau ; on interprète les symptômes comme ceux du choléra. Il retourne au Glandier, où le mal ne cesse d’empirer, confirmant le diagnostic. La servante, Anne Brun, avait remarqué que Marie Lafarge versait une certaine poudre blanche, provenant d’une boîte en malachite, dans le lait de poule que le médecin avait prescrit au malade. L’enquête est ouverte le lendemain du décès de Lafarge, et la veuve affirme que la poudre blanche n’est autre que du sucre de fleur d’oranger. Il fallait des preuves, donc découvrir des traces d’arsenic dans le corps de la victime : n’étant pas chose facile, l’affaire allait donner lieu à une bataille d’experts. Il était en effet difficile d’identifier cette poudre sans goût et sans odeur, mais l’on savait que l’arsenic mélangé au chlore se transformait en acide arsénieux qui produisait au contact du zinc un gaz hydrogène arsénié à l’odeur d’ail ; on savait également que l’arsenic déposait un dépôt jaunâtre dans l’estomac de la victime.

En 1832, le savant anglais James Marsh inventa un appareil qui porte son nom, et qui permet de déceler et de doser la quantité d’arsenic administrée au milligramme près. L’appareil se compose d’un récipient rempli d’acide sulfurique relié à une tuyère horizontale, avec en son centre du zinc soumis à la chaleur de la flamme : un morceau de viscère contenant de l’arsenic dégage des vapeurs qui, au contact du zinc, se transforment en hydrogène arsénié, qui s’échappe par la tuyère. Il suffit ensuite de l’enflammer et d’approcher de la flamme ainsi obtenue un bol de porcelaine pour observer la formation de tâches noirâtres d’arsenic à l’endroit léché par la flamme. À Brive, en 1840, les légistes ne connaissent pas cette avancée majeure, et, appliquant les techniques habituelles, observent dans le cadavre le fameux dépôt jaunâtre, et concluent à l’empoisonnement. Mais le défenseur de Marie Lafarge dénonce l’archaïsme de l’expertise et demande à un de ses amis, qui n’est autre que le « prince des toxicologues », le médecin Mathieu Orfila (1787-1853), une consultation écrite. Il mentionne que les dépôts jaunâtres se produisent même en l’absence de poison, et qu’en n’utilisant pas l’appareil de Marsh, ils faisaient preuve d’une grande incompétence. Le procureur demande alors une nouvelle autopsie : tous les organes de Charles Lafarge sont soumis à l’appareil de Marsh, sans qu’il fût possible d’observer la moindre trace d’arsenic. Marie Lafarge triomphe, acclamée dans les rues de Brive. Le procureur demande l’analyse du lait de poule et de la boîte de malachite : le lait de poule à lui seul recelait une dose capable « d’empoisonner une dizaine de personnes au moins ». Face aux résultats contradictoires de la science, Orfila est appelé de Paris et prouve que de l’arsenic est bien présent dans le corps de Charles Lafarge. Le 19 septembre 1840, Marie Lafarge est condamnée aux travaux forcés à perpétuité et à une peine d’exposition d’une heure sur la place publique de Tulle. Elle bénéficiera, dix ans plus tard, d’une remise de peine et décède deux ans plus tard. L’affaire Lafarge marque un tournant dans l’histoire de la toxicologie et de la médecine légale, gagnant une première grande victoire dans une affaire judiciaire : du savoir scientifique dépend la vie ou la mort d’un accusé[27].

 

D’autres pages empoisonnées : Flaubert, Baudelaire, Verlaine et Sue

Le XIXe siècle est celui des procès littéraires, avec pour figure de proue, Ernest Pinard, procureur impérial, qui attaque sans relâche ses contemporains. Nous nous pencherons sur quelques exemples qui s’approchent chronologiquement de la publication des Chants de Maldoror, et qui font partie de l’intertextualité ducassienne. Ils expliquent, en outre, les réticences que pouvait manifester Albert Lacroix à publier Les Chants de Maldoror.

Le délit retenu contre les œuvres littéraires renvoie aux articles d’une même loi, celle du 17 mai 1819. « Tout outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes moeurs, par l’un des moyens énoncés en l’article 1er, sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de seize francs à cinq cents francs. ». Les « moyens énoncés en l’article 1er » sont les suivants : « Quiconque, soit par des discours, des cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, des imprimés, des dessins, des gravures, des peintures ou des emblèmes vendus ou distribués, mis en vente, ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards et affiches exposés aux regards du public, aura provoqué l’auteur ou les auteurs de toute action qualifiée crime ou délit à la commettre, sera réputé complice et puni comme tel[28]. » Cette première loi coïncide avec celle des 16-19 juillet 1850, ou amendement Riancey, qui vise les romans-feuilletons en prévoyant une pénalité supplémentaire : « Tout roman-feuilleton publié dans un journal ou dans son supplément sera soumis à un timbre de 1 centime par numéro. » Il prend toute sa portée quand le député Riancey justifie sa proposition :

Je n’ai pas besoin de parler longuement du roman-feuilleton. Vous savez ce que c’est que cette littérature bâtarde qui, à l’abri de la curiosité qu’inspirent les affaires et les débats politiques, s’est glissée dans la presse sérieuse, et a fini par l’envahir et par la dominer à tel point que chaque grand journal est aujourd’hui plus ou moins le serf de son feuilleton : ce feuilleton, non seulement il a attaqué tout ce qu’il y a de plus vénérable parmi les hommes, non seulement il a attaqué les dogmes et les croyances, mais il est allé jusqu’à vouloir flétrir ce que les sociétés païennes elles-mêmes avaient respecté et prenaient sous leur sauvegarde : la famille, le foyer domestique, l’autorité paternelle… […] D’ailleurs, messieurs, qui ignore la manière dangereuse dont cette littérature détestable pénètre parmi nous ? Vous prenez un abonnement à une feuille parce que ses opinions ou ses principes politiques peuvent vous plaire, et vous ne vous doutez pas de ce que vous introduisez à votre foyer domestique ; vous ne savez pas que vous allez y faire apparaître des scènes, des tableaux qui ne seraient pas mêmes allés se rencontrer dans un livre, car le bon goût public en aurait fait justice, mais qui viennent là, feuille à feuille, goutte à goutte, répandre le poison le plus subtil jusque dans le sanctuaire de votre famille[29].

Le roman-feuilleton est plus immoral car il distille le poison goutte à goutte : « le lecteur a le temps de se mithridatiser avec les petites doses quotidiennes ou hebdomadaires du poison auquel il succomberait s’il l’absorbait massivement en un gros volume[30]. »

L’exemple le plus probant dans le siècle qui nous occupe est celui d’Emma Bovary. Le roman de Flaubert est d’abord publié en roman-feuilleton en 1856 dans la Revue de Paris. L’année suivante, son auteur, son éditeur, son imprimeur sont accusés d’outrage à la morale publique et à la religion, et aux bonnes mœurs. On connaît l’histoire d’Emma, qui se suicide par ce même poison trouvé dans ses lectures. La mère d’Emma les mentionne dans un dialogue avec Charles :

– Pourtant elle s’occupe, disait Charles.

– Ah ! Elle s’occupe ! À quoi donc ? À lire des romans, des mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu’un qui n’a pas de religion finit toujours par tourner mal.

La mère d’Emma décide alors d’aller à Rouen interrompre les abonnements d’Emma chez le libraire : « N’aurait-on pas le droit d’avertir la police, si le libraire persistait quand même dans son métier d’empoisonneur ? » Enfin, l’arsenic ingéré par Emma avait « un affreux goût d’encre », elle vomit un « flot de liquides noirs », qui n’est pas sans faire penser à toute l’encre empoisonnée qu’elle a ingérée. Lorsqu’elle se remémora, dans son agonie, « ses adultères » et « ses calamités », « Madame Bovary détourna la tête, comme au dégoût d’un autre poison, plus fort qui lui remontait dans la bouche ».

Le procès commence le 27 janvier 1857. Pinard utilise l’argument de l’influence néfaste du roman sur les esprits, plus légers et influençables, des femmes :

Ce serait placer le poison à la portée de tous et le remède à la portée d’un bien petit nombre, s’il y avait un remède. Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert ? Sont-ce des hommes qui s’occupent d’économie politique ou sociale ? Non ! Les pages légères de Madame Bovary tombe en des mains plus légères, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien ! Lorsque l’imagination aura été séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu’au cœur, lorsque le cœur aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu’un raisonnement bien froid sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment[31] ?

Emma personnifie les effets de cette mauvaise littérature sur ces nouvelles lectrices, le roman s’adressant surtout à un public féminin. Selon Yvan Leclerc, « Emma est la figure exemplaire de ces milliers d’Emma lectrices d’un livre qui les met en scène[32] » : elle est l’emblème des effets du poison. Néanmoins, Flaubert tire les bénéfices d’une bonne famille et de ses relations influentes : il s’en sort avec un blâme, l’éditeur et l’imprimeur sont acquittés.

Baudelaire est alors moins connu et moins entouré que Flaubert. Les Fleurs du mal paraissent et sont inculpées la même année 1857. Le recueil comprend un poème nommé « Le Poison » ; il y est à la fois vin, opium, et femme : « Tout cela ne vaut pas le poison qui découle / De tes yeux, de tes yeux verts, / Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers… » ; mais il ne fait pas partie des pièces inculpées.

La métaphore du poison est encore présente dans le plaidoyer de Pinard : « Le poison qu’elles [les Fleurs] apportent n’éloigne pas d’elles. Il monte à la tête, il grise les nerfs, il donne le trouble, le vertige, et il peut tuer aussi. » L’argument principal de l’avocat de Baudelaire, Chaix d’Est-Ange, est le suivant : « Il vous montre le vice, mais il vous le montre odieux ». Montrer le mal pour en détourner le lecteur, voilà l’antidote au poison des Fleurs maladives. Selon lui, à détacher ainsi des morceaux de vers, « vous n’avez que le poison sans le remède ». Et Pinard de répondre : « Ces lecteurs multiples prendront-ils l’antidote dont vous parlez avec tant de complaisance ? » Baudelaire est condamné, l’éditeur et l’imprimeur aussi, les six pièces inculpées enlevées du recueil. Ils ne seront réhabilités qu’en 1949.

Fin 1867, Verlaine publie sous le pseudonyme Pablo-Maria de Herlañes à Ségovie (en fait à Bruxelles, chez Poulet-Malassis), une plaquette de vingt pages : les Amies, sonnets en rimes féminines. « Scènes d’amour sapphique », d’influence baudelairienne, le recueil est saisi à la frontière. Son auteur est condamné le 6 mai 1868 par le tribunal correctionnel de Lille pour outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs. Les exemplaires sont détruits. Les six sonnets ont été repris en 1889 dans Parallèlement : ce sont Sur le balcon, Pensionnaires, Per amica silentia, Printemps, Été, et Sappho[33].

Enfin, le dernier procès sur lequel nous nous pencherons est celui d’Eugène Sue. On connaît l’influence qu’a eu son Latréaumont (1838) sur Ducasse. Le roman-feuilleton Les Mystères du Peuple paraît en livraison à partir de la fin de l’année 1849. Cette fresque historique a pour sous-titre Histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges, et commence en -57 av. J.-C., sous la République gauloise, jusqu’à la République de 1848. La citation mise en exergue par Sue donne le ton : « Il n’est pas une réforme sociale, politique ou religieuse, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION ». Le roman s’arrête en juillet 1857, avec le dernier et dix-huitième épisode. Un mois après la condamnation des Fleurs du mal, Pinard s’attaque désormais à un roman-feuilleton populaire, avec non moins six chefs d’accusation : outrage à la morale publique, religieuse, et aux bonnes mœurs, « excitation à la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres », « attaques contre le principe de la propriété », et « excitation à la haine et au mépris du gouvernement établi par la Constitution ». On reproche à Sue de n’avoir écrit Les Mystères du Peuple « que dans un but évident de démoralisation » : « il faut entendre par ce mot une mauvaise action contre la morale (…), c’est-à-dire, à l’échelle d’une collectivité, la croyance au lien social[34] ». Selon Gisèle Sapiro, « Au tribunal, Les Mystères du Peuple d’Eugène Sue furent l’objet de la plus lourde condamnation prononcée contre une œuvre de fiction pour avoir évoqué les évènements de 1848 avec trop de sympathie[35] ». L’auteur, exilé à Annecy et paralysé, meurt le 3 août. Malgré sa disparition, le tribunal condamne l’imprimeur et l’éditeur, et ordonne la saisie et la destruction de l’ouvrage, c’est-à-dire 60 000 exemplaires. Le jugement est publié dans la Gazette des Tribunaux du 27 décembre 1857 : « Attendu que l’auteur des Mystères du Peuple, Eugène Sue, […] n’a entrepris cet ouvrage […] qu’en haine des institutions et du gouvernement de son pays, que dans un but évident de démoralisation ; que l’on trouve, en effet, dans chaque volume, à chaque page, la négation ou le renversement de tous les principes sur lesquels reposent la religion, la morale et la société[36] ».

On a reproché à Flaubert une écriture trop neutre, qui ne condamne pas les mœurs d’Emma. On a reproché à Baudelaire de peindre le mal dans toutes ses splendeurs. Son avocat, Chaix d’Est-Ange, rétorque en disant que l’antidote au poison des Fleurs se trouve dans le recueil lui-même, puisqu’il peint le mal d’une manière « odieuse », qui en détourne le lecteur, et lui fait désirer le bien. Et si dans les Chants, l’antidote aux « pâturages empoisonnés » que le lecteur s’apprête à traverser, était une lecture réfléchie, critique, herméneutique ? Dans une lettre à Verbroeckhoven, Ducasse écrit : « J’ai chanté le mal comme ont fait Mickiewickz, Byron, Milton, Southey, A. de Musset, Baudelaire, etc. Naturellement, j’ai un peu exagéré le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette littérature sublime qui ne chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme remède. Ainsi donc, c’est toujours le bien qu’on chante en somme[37] ». Et dans les Poésies, il affirme : « Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans[38]. » Par la métaphore du poison, Ducasse met en garde son lecteur, qui doit enclencher une lecture herméneutique, seule chance de survie littéraire face au poison des Chants de Maldoror.

Mathilde Ollivier.

[1] Lautréamont, Œuvres complètes, Paris, José Corti, 1953, p. 134.

[2] Ibid., p. 197-198.

[3] Ibid., p. 215.

[4] Ibid., p. 125.

[5] Ibid., p. 161.

[6] Maurice Heine, « Maldoror et la belle dame », Minotaure, n°12-13, 1939, p. 87-88.

[7] Ibid., p. 88.

[8] Ibid., p. 123.

[9] Gisèle Sapiro, « La Responsabilité pénale de l’écrivain au prisme des procès littéraires (France, xixe-xxie siècles) », Histoire de la justice, vol. 23, n°1, 2013, p. 249-269.

[10] Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (xixe-xxie siècles), Paris, Seuil, 2011, p. 127.

[11] Pierre Nicole, Essais de morale, éd. Laurent Thirouin, Paris, PUF, coll. « Philosophie morale », 1999, p. 249-250.

[12] Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 90.

[13] Ibid., p. 129.

[14] Ibid., p. 130.

[15] Considérations sur la propagation des mauvaises doctrines, Paris, À la société catholique des bons livres, 1826, p. 187 et 185.

[16] Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain, op. cit., p.180.

[17] Ibid., p. 132.

[18] Chantal Horellou-Lafarge, Monique Sergé, Sociologie de la lecture, Paris, La Découverte, 2016, p. 36-37.

[19] Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 132.

[20] Considérations sur la propagation des mauvaises doctrines, op. cit., p. 85-86.

[21] Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 130-131.

[22] Cité dans ibid., p. 258.

[23] Ibid., p. 123.

[24] Ibid., p. 124.

[25] François Proulx, « “De nouveaux et étranges éducateurs” : dangers de la lecture et remèdes littéraires, 1883-1914 », Culture & Musées, n°17, 2011.

[26] Lautréamont, op. cit., p. 283.

[27] Pierre Darmon, Médecins et assassins à la Belle Époque : la médicalisation du crime, Paris, Seuil, 1989, p. 244-249.

[28] Yvan Leclerc, Crimes écrits. La littérature en procès au xixe siècle, Paris, Plon, 1991, p. 19-20.

[29] Ibid., p. 73.

[30] Ibid., p. 75.

[31] Ernest Pinard, « Réquisitoire du procureur Pinard », in Gustave Flaubert, Oeuvres, vol. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 631-632.

[32] Ibid., p. 104.

[33] Ibid., p. 377.

[34] Ibid., p. 20.

[35] Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 207.

[36] Yvan Leclerc, Crimes écrits, op. cit., p. 371.

[37] Ibid., p. 398.

[38] Ibid., p. 369.

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