Bertrand Combaldieu
Les exemplaires de l’édition de 1874 des Chants de Maldoror sont rares mais pas introuvables. On en dénombre à l’heure actuelle 141 en incluant une poignée d’exemplaires de 1869, ceux-là rarissimes. Certains ont quelques particularités, souvent liées à une reliure singulière, d’autres en raison d’une possession antérieure prestigieuse attestée mais la grande majorité est brochée ou reliée sans autre particularité que celles nous connaissons déjà.
Or, une maison de vente aux enchères passait récemment sous le marteau un exemplaire illustré par un artiste hors du commun, par son art, son histoire, son origine. C’est la maison Bubb Kuyper, située à Haarlem, non loin d’Amsterdam, qui proposait ce 17 mai cet exemplaire estimé à 1000 euros et qu’un heureux enchérisseur emportait pour 1600 euros hors frais. Le lot 1348 de la catégorie Littérature Étrangère est à notre connaissance l’unique exemplaire illustré des Chants de Maldoror dans l’édition de 1869/1874. Si bien des artistes, des plus célèbres aux plus maladroits, se sont essayé à cet exercice en peinture, sculpture ou sur d’autres supports, aucun n’avait osé apposer sur les pages mêmes du sacré bouquin la marque indélébile de leur talent. Salim l’a fait !
Qui ? Salim ? Né le 2 septembre 1908 dans le petit village de Deli près de Medan sur l’île de Sumatra, Saraochim Salim est emmené dès l’âge de 12 ans par un couple germano-néerlandais et suit sa scolarité en Hollande jusqu’en 1928. Cette même année, il part pour Paris étudier la peinture à l’Académie de la Grande Chaumière, établissement privé du quartier Montparnasse et qui perdure toujours, d’abord comme simple portier puis comme élève. Il étudie ensuite à l’académie de l’Art Moderne, institut créé par Fernand Léger, qui dispense des cours gratuits de peinture et de connaissance de l’art et où il enseigne. Ce premier séjour, cette première rencontre avec le milieu de l’art parisien seront déterminants pour son avenir quoique certains critiques rejettent toute influence de Léger sur l’art de Salim.
De retour à Amsterdam, il fait la connaissance des dirigeants nationalistes indonésiens, rencontre qui le convainc de la justesse de la cause nationaliste. Il retourne aux Indes néerlandaises en 1932 à l’âge de 23 ans, s’engage comme membre du Partai Pendidikan Nasional et travaille dans la section éducation du parti. Il dessine des enseignes pour subvenir à ses besoins. Mais l’atmosphère d’oppression qui règne à Batavia, aujourd’hui Jakarta, le pousse à quitter le pays. Il arrive désargenté à Marseille puis à Paris en 1936 pour mener la vie de peintre, retournant souvent à l’académie de la Grande Chaumière. En décembre de la même année, il se marie avec Hanna Deppe. Il retourne aux Pays-Bas en 1939 et participe à une exposition collective à Amsterdam. De 1940 à 1945, en Hollande, Salim participe alors à un groupe de résistants contre l’occupant nazi en aidant à cacher des Juifs. Quelques années plus tard il fustigera l’occupation des terres palestiniennes par le nouvel état d’Israël. Il illustre des livres et remet l’argent de son travail à la résistance en utilisant comme nom d’emprunt Michael Gurney ou André Duparc pour ses illustrations des livres de Lautréamont, Verlaine, Rimbaud, Paul Valéry, Apollinaire, Carco mais aussi pour des ouvrages d’auteurs américains, hollandais ou perses tel que Steinbeck, Gerrit Achterberg, Baba Tahir, tous des auteurs qu’il appréciait[i].
L’Indonésie proclame son indépendance en 1945. L’année suivante, Salim divorce de Hanna et revient à Paris, furieux de la politique des Pays-Bas qui cherchent à récupérer leur colonie. Il habite quelques temps une chambre de bonne puis se rend dans le sud de la France, à Sète, où il prend en charge la gestion d’une auberge de jeunesse. Son travail sur l’œuvre de Paul Valéry est sans doute lié au choix de cette ville. On retrouve alors dans ses peintures, selon certains, l’influence cubiste de Fernand Léger mais aussi celle de l’Indonésie dans le choix des couleurs et l’inspiration des Batiks. En 1948, Salim tient sa première exposition à Sète puis à Amsterdam, Paris, Jakarta, Tokyo, Genève. La première exposition de ses œuvres en Indonésie qui se tient à Jakarta en 1951 est organisée par l’association hollandaise-indonésienne de la culture. Pour le public indonésien, c’est la découverte, mais Salim n’obtiendra pas la permission de se déplacer en Indonésie.
En 1957, Il rencontre Hélène de Boer et le couple réside ensemble jusqu’à sa mort dans un petit appartement de Neuilly-sur-Seine. Le plus français des peintres indonésiens s’éteint le 13 octobre 2008. Salim est centenaire !
L’exemplaire des Chants de Maldoror, à la tranche supérieure dorée, non rogné, à la reliure en plein maroquin bordeaux à cinq nerfs, est en bon état même si des traces d’usure sont visibles sur les plats. L’intérieur semble parfaitement conservé à l’exception de petites rousseurs sur la page titre et les suivantes. Le dos est conservé. La reliure est signée en dorure sans qu’il nous soit possible d’identifier son auteur. L’artiste a choisi les débuts et fins de chacun des six Chants, c’est-à-dire les seuls espaces vierges laissés par la typographie, pour insérer ses douze œuvres aux couleurs pastel assez représentatives des Chants de Maldoror mais dans un style distinct de ses peintures habituelles. Ceci suppose une lecture attentive du livre et un effort particulier pour adapter son style à celui de l’œuvre de Ducasse.



Il est remarquable que cet exemplaire des Chants de Maldoror, tout comme la majorité des livres enluminés par Salim, ait été illustré pendant ou peu après la guerre. Son art lui fournissant les ressources pour financer la Résistance, il est bien difficile de savoir si c’était son exemplaire personnel ou une commande.


Il est certain en revanche qu’il provient d’un collectionneur hollandais. On devine sur la page de garde un ex libris au nom de Ae ou Ge deVriesFeyens, très probablement Georges de Vries Feyens (1879-1950), médaille de vermeil 1932 du prix de la langue française décerné annuellement par l’Académie Française[ii] pour « reconnaître les services rendus au dehors à la langue française ». Infatigable Président du Comité de l’Alliance française à Amsterdam, ce francophone juriste et lettré, amoureux de notre pays, fut arrêté par la Wehrmacht dès l’entrée des troupes allemandes en Hollande, puis connut la déportation. Cet épisode le lie indéniablement à Salim sans que nous sachions si les deux hommes se connaissaient. Les empreintes de la vie de Georges de Vries Feyens sont rares et seule la Revue des Deux Mondes lui rend un hommage appuyé en 1950 sous la plume de Jean Albert-Sorel[iii].


Il faudra attendre 1948 avec l’édition La Boétie illustrée par Magritte pour qu’un tel fait se reproduise, mais à quatre mille cent exemplaires. Un possesseur hollandais, un illustrateur Indonésien-hollandais-français, un auteur franco-uruguayen. Un exemplaire vraiment unique.
Bertrand Combaldieu.
[i] Ajip Rosidi, Salim un peintre indonésien à Paris, 2003, édition Pustaka Jaya, page 65.
[ii] Le palmarès complet est disponible sur https://www.academie-francaise.fr/sites/academie-francaise.fr/files/palmares_1932.pdf
[iii] Jean Albert-Sorel, La Revue des Deux Mondes, No 22 du 15 novembre 1950, p.307-311. Consultable sur https://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/georges-de-vries-feyens/