R. de Gourmont sur Lautréamont

Remy de Gourmont, Sur Lautréamont, textes choisis et présentés par Christian Buat, Editions du Sandre, 2010, 12 euros. ISBN 978-2-35821-045-4. Distribution L’Harmattan.

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Par Kevin Saliou

C’est une excellente initiative qu’a eue Christian Buat de compiler en 2010 tous les textes écrits par Remy de Gourmont sur Isidore Ducasse. Sous le titre de Sur Lautréamont, titre en revanche assez vague qui occasionnera volontiers quelques confusions avec l’ouvrage du même nom qui réunissait les essais de Gracq, Blanchot et Le Clezio, l’éditeur regroupe en une cinquantaine de pages quinze textes de la main du critique fin-de-siècle qui font tous allusion, de près ou de loin, à notre poète. Le tout est paru aux Editions du Sandre en un joli petit livre plus que bienvenu.

Parmi ces textes, on retrouvera des choses diverses, depuis le célèbre article « La littérature Maldoror » jusqu’à des allusions moins connues dans des « Epilogues » de 1915. Buat a fait un travail remarquable qui remet en avant des textes rarement parcourus par les ducassiens, qui montrent que l’intérêt du critique pour Lautréamont ne s’est pas arrêté à ses recherches biographiques des années 1890, mais qu’il était encore capable de citer Lautréamont un an avant sa mort, preuve s’il en est que la lecture des Chants n’a pas été simplement un effet de mode à mettre sur le compte de l’engouement des symbolistes pour les poètes maudits, mais un intérêt bien réel et durable. Ainsi, l’œuvre l’a véritablement interpellé, même si on a parfois pu lire dans la critique que la particularité de Gourmont, au même titre que François Alicot, était de ne point partager l’enthousiasme général pour le poète franco-uruguayen. Il faudra peut-être reconsidérer cet aspect des choses à la lumière des textes qui nous sont proposés ici et qui montrent une véritable imprégnation, qui influence même parfois la prose du fin critique, pourtant à l’opposé de l’écriture d’une littérature Maldoror. Ainsi en témoignent les poèmes « Le Mal » et « Le Rêve » (dédié à Maldoror [sic ?]). Après 1895, l’influence de Lautréamont se fait déclinante mais le poète sert toujours de référence et de comparaison. En témoigne le compte-rendu du livre Paradoxal de C.Hulewicz où Gourmont salue les audaces à la Lautréamont, tout en blâmant la qualité fort inégale. Au cours des seize années qu’il lui restera à vivre au XXème siècle, Gourmont semble surtout garder en tête une image issue de la huitième strophe du deuxième chant, où le Créateur est dépeint dans des couleurs très noires qu’on a souvent rapprochées des toiles de Goya. L’idée d’un Dieu cruel marquera le Gourmont des dernières années, qui la reprendra à plusieurs reprises, notamment dans des articles consacrés à des incendies dramatiques, preuve s’il en est du désintérêt de l’être divin pour ses créatures.

On saluera donc l’initiative de cette réédition. Il est en effet appréciable de disposer de tous les textes de Gourmont, y compris les deux versions de sa « Littérature Maldoror » afin de comparer les variantes lors de sa réédition dans Le Livre des Masques. Buat a également fait paraître un Sur Rimbaud consacré à l’autre poète qui fascine à l’époque et que l’on cite encore souvent aux côtés de Ducasse (ce n’est que dans les toutes dernières années du siècle qu’Arthur Rimbaud éclipsera définitivement le poète montévidéen. Il serait d’ailleurs intéressant de réunir peut-être d’autres collections d’écrits sur Lautréamont. En 2008, les Editions du Rocher annonçaient la parution à venir d’un Lautréamont par Philippe Soupault, mais qu’est devenu ce livre, qui ne figure plus au catalogue de l’édition et ne semble être jamais sorti ? On gagnerait à pouvoir comparer les différentes versions de son texte lyrico-fictivo-biographique dédié à Isidore Ducasse, dont les rééditions s’étalent sur plus de cinquante ans.

Moins convaincante est la préface que Christian Buat joint aux documents compilés. Celle-ci est avant tout soucieuse de redonner à Gourmont la place qu’il mérite en tant qu’homme de lettres, mais aussi en tant qu’inventeur de Maldoror, pour reprendre l’expression de Maurice Saillet. En effet, comme le note Christian Buat, la postérité a gardé de l’homme un jugement caricatural et on ne lui a guère pardonné ses réticences sur Arthur Rimbaud. Certes, on ne lit plus beaucoup Gourmont et on a de lui l’image d’un rat de bibliothèque appartenant au siècle passé, et cette image est bien fâcheuse. Mais est-il vraiment nécessaire, pour redresser les torts et rendre à Gourmont les hommages qui lui sont dus, de cracher sur tous les autres hommes de lettres ? Fallait-il vraiment adopter le ton d’un fanatisme polémique pendant près de dix pages ? N’est-il pas évident que le lecteur qui lira cette préface saura déjà ce que l’on doit à Gourmont ?

La préface de Buat est en ce sens un véritable réquisitoire, totalement orienté dans le sens d’une réhabilitation forcée. Après avoir rappelé le travail fourni par Gourmont autour de Ducasse et son œuvre (Gourmont étant, selon les mots de Noël Arnaud que nous ne contestons absolument pas, le « principal artisan de la gloire de Lautréamont »), Buat passe à l’attaque. C’est d’abord Ionesco qui fait les frais, et Paulhan à travers lui. Buat écrit :

Ionesco, réceptionné à l’Académie (1971) et citant Paulhan, collabore ainsi à l’entreprise réductrice : « […] Il n’en est pas un qui n’ait dit un mot de Lautréamont, Gourmont excepté qui aurait, ce jour-là, mieux fait de se taire. »

Buat rappelle que visiblement, ni Paulhan ni Ionesco n’ont lu le Livre des Masques, et une petite note nous indique que Jean Paulhan « se garde bien » de rappeler que Remy de Gourmont a été le découvreur des Poésies. Du reste, Buat ne fait ici que reprendre les arguments levés par Maurice Saillet dans ses Inventeurs de Maldoror, mais Saillet écrivait dans un contexte précis, face à des ennemis encore vivants, et afin de provoquer la colère des surréalistes (ou de Paulhan dans ce cas précis) qu’il abhorrait. Aujourd’hui, on se demande bien qui s’émouvra de ce persiflage.

Gourmont, forcément, est excusé d’avoir repris à son compte la thèse de Bloy sur la folie de Ducasse, alors que Genonceaux avait vigoureusement protesté contre ce mythe fabriqué de toutes pièces par l’éditeur Rozez. Christian Buat veut nous montrer que Gourmont avait bien compris Lautréamont, qu’il n’en avait pas une vision partielle ou erronée, et enfin que son jugement a été très clairvoyant. Quant aux éventuelles réserves de Gourmont sur l’œuvre, elles sont balayées d’une traite : après tout, le critique n’a-t-il pas appelé son article « La littérature Maldoror », haussant par là-même Ducasse parmi les grands ? Certes Gourmont prend Ducasse pour un fou, mais il est véritablement intéressé par le texte et lui trouve une valeur littéraire. Et Bloy alors ? Nous conviendrons, avec Christian Buat, du réel enthousiasme du critique, qu’on a voulu minorer. Mais n’oublions pas non plus le contexte de ces articles : nous sommes en 1890, Genonceaux vient de rééditer l’œuvre, et c’est tout le Mercure de France qui salue la réédition. Est-ce un hasard si ce même Genonceaux a aussi été l’éditeur de Rachilde, ces mêmes années ? N’oublions pas que la note de Valette dans la livraison de janvier 1891, annonçant l’étude à venir de Gourmont, a tout d’une publicité commerciale visant à apporter un soutien indéfectible à l’éditeur.

Ce vocabulaire frondeur employé par Buat (« Qu’on arrête de… », « « Sans commentaire », « On croit rêver. », …) nous révèle un préfacier décidé à en découdre avec quiconque pourfend son écrivain favori. Il s’agit de régler des comptes avec ceux à cause de qui Gourmont est aujourd’hui un mal-aimé. La liste sera longue, mais Christian Buat ne ménage pas ses efforts pour réhabiliter le critique : ainsi, André Gide, pour avoir écrit que les pages de Gourmont étaient « tristement insuffisantes », est qualifié de « peste » ; Blanchot est encore « plus retors que Gide », Bachelard devient le « professeur Tournesol de la philosophie », Breton est « teigneux », Le Disque Vert devient, sous la plume des surréalistes vitupérateurs de Gourmont, le Disque Rayé… bref, tout le monde, jusqu’à Gracq, en prend pour son grade et se trouve brocardé à coup de sarcasmes, d’ironie déplacée, de mauvaise foi. Mais qui Buat combat-il ? Et qui songerait à le contester sur le fond de son propos ? Ne prêche-t-il pas parmi les convaincus ? Ce ton était-il véritablement nécessaire ?

Nous nous arrêterons là et renverrons le lecteur au livre en question, où il pourra survoler la préface, utile mais fastidieuse, et se jeter avec un intérêt redoublé sur les textes qui eux possèdent cette finesse et ce sens aiguisé de la critique qui caractérisaient le travail de Remy de Gourmont. Rendons justice à Christian Buat : cent vingt ans plus tard, les pages de l’auteur de Sixtine sur Maldoror n’ont pas pris une ride et se révèlent toujours aussi riches.

 

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