Harriet: tout le monde à bord avec Ducasse

Kevin Saliou

 

Le mardi 21 mai 1867, Isidore Ducasse reçut, de la préfecture des Hautes-Pyrénées à Tarbes, son passeport pour Montevideo. Le samedi 25, il était à Bordeaux où il apposait son nom sur le registre des visas de passeport. Le lendemain matin, dimanche 26, il embarqua à bord de l’Harriet, qui n’accosterait à Buenos Aires que le 7 août 1867, après 73 jours de traversée en mer.

On connaissait déjà quelques informations sur les passagers de l’Harriet. François Caradec le premier avait relevé la présence du nom d’Isidore Ducasse sur le registre des visas, suivi aussitôt de celui d’un certain Michel Muchadaa. « Il semble d’ailleurs, ajoutait-il, que deux passagers seulement y aient embarqué à Bordeaux le 25 mai[1]. » Dans les Cahiers Lautréamont, les recherches furent poursuivies : Sylvain-Christian David apporta de nombreuses informations sur le capitaine et sur l’armateur du navire, tandis que Gérard Minescaut donnait la liste des passagers[2] telle qu’elle fut établie à l’arrivée dans la capitale argentine, au registre de la Direccion Nacional de Migraciones. Voici la liste telle qu’elle fut publiée dans les Cahiers de 1992 :

 Harriet-liste-1.jpg Harriet-Liste-2.jpg Registre.jpg

La qualité de la photocopie rend malheureusement assez difficile le décryptage de certains noms, d’autant plus que le greffier n’écrit pas toujours très lisiblement. On peut néanmoins constater que les passagers sont au nombre de 22 sur le registre. La personne qui l’a tenu n’était visiblement pas très consciencieuse : Minescaut faisait remarquer à juste titre que Muchadaa apparaît deux fois sur ce registre, la première fois mal orthographié en « Muchado ». De même, Isidore est devenu Isidro. Enfin, la personne notée sous le nom de Jean Bourrere s’appelle en réalité Jean-Hubert Pourrere. La lecture des noms n’est malheureusement pas toujours très nette, mais nous avons, avec l’aide de Michel Pierssens et Jean-Pierre Lassalle, tenté de les identifier :

Jean-B. Peré

Victor S. Paurent

Pierre Penen

Michel Muchado*

Jean Bourrere*

Isidro Ducassé*

Jean Carrere

Jean-B. Lafont

Belhere Rigabert

Ana Althabegoity

Fca (= Francesca?) Moisili

Bernardin Ghiggioli

Victor C. Valter

Martin José Auluberia

Lorenzo Zabaleta

Zubita Ildanas

Domingo Maain

Michel Muchadaa

Martin Parri

Pietra Ortiz

Martin Ildanaz

Ferdinand Saux

 

(En italique : orthographes incertaines)

 

En 1998, revenant sur le voyage de l’Harriet, Jean-Jacques Lefrère écrivait :

Le navire de Ducasse transportait une vingtaine de passagers, dont les noms sont connus.  Le jeune Michel Muchadaa, seize ans, né à Monein (village à quelques kilomètres de Pau), avait embarqué à Bordeaux en même temps que Ducasse : leurs noms voisinent sur le registre des visas des passeports. Cinq passagers appartenaient au sexe faible, ce qui est peu pour un voyage si long et si monotone[3].

Il faudrait pour vérifier ce calcul pouvoir identifier chacun des vingt-deux passagers de l’Harriet. Grâce aux progrès de la numérisation des archives, nous avons pu obtenir quelques informations sur certains d’entre eux. Incomplètes, ces informations sont à considérer comme des pistes à explorer et non comme un bilan achevé : il reste encore bien des choses à découvrir sur les 21 personnes avec lesquelles Isidore Ducasse passa six mois sur le pont d’un navire au milieu de l’Atlantique.

 

Michel Muchadaa

Si l’on en croit le registre des visas en bordelais[4], Michel Muchadaa avait 16 ans en 1867 lorsqu’il demanda son passeport pour embarquer sur l’Harriet. Il est inscrit Sans emploi, ce qui est logique vu son âge. Il était né à Monein, Basses Pyrénées (aujourd’hui les Pyrénées-Atlantiques), et résidait dans ce village. C’est à Oloron qu’il avait fait sa demande de passeport pour Buenos Aires et c’est le 25 mai qu’il l’obtint. Son visa est le n° 317 dans le Registre des visas de l’année, et la cote du Registre des visas aux Archives départementales de la Gironde est 4M671 (nous n’avons pu aller vérifier nous-même ces informations).

En 1841, un Jean Muchadaa avait déjà fait une demande de passeport pour Montevideo. Était-il allé rendre visite à de la famille éloignée ? Mes recherches ont mis en avant et parfois confondu deux Michel Muchadaa.

La mère du premier était née Marie Mauco Bernet. Un site de généalogie[5] donne la profession du père, Jean-Jacques, propriétaire, et celle de Michel Muchadaa, boulanger. S’agit-il du même ? La date de naissance donnée est le 28 septembre 1855. En réalité, l’acte de naissance du fils indique que Jean-Jacques Muchadaa était boulanger et que Michel naquit le 30 septembre 1851. Il semble pourtant que ce soit bien la même personne et qu’il faille imputer ces inexactitudes au site lui-même.           Le 15 janvier 1880, ce Michel Muchadaa épousa Jeanne Laclau Sicabaigt de trois ans sa cadette. Un an plus tard, le 20 février 1881, il perdait un premier enfant, Jean-Baptiste, mort à l’âge de six jours. Le 13 mars 1882, Jeanne accoucha d’une petite Mathilde Rosalie, qui mourut trente mois plus tard, le 10 décembre 1884. Le 29 janvier 1884, une seconde fille, Amélie, voyait le jour. Mais la pauvre Jeanne devait avoir une santé fragile : après des difficultés pour enfanter, elle mourut à son tour à une date inconnue. Amélie ne devait pas être beaucoup plus chanceuse : elle mourut à 13 ans, le 18 mai 1897. Michel Muchadaa, toujours boulanger et toujours domicilié à Monein, se remaria le 12 octobre 1887 avec Gracieuse Duberge du même âge que lui, institutrice de profession. De cette union naquit, le 27 août 1888, Jeanne Louise Françoise Muchadaa. Le site de généalogie consulté fait également état d’une fille morte-née le 25 août de cette même année.

Un second Michel Muchadaa est apparu dans mes recherches généalogiques. Le site semble contenir de nombreuses erreurs et procède sans doute à quelques confusions entre les deux homonymes : il faudrait aller vérifier dans les registres de la localité ou dépouiller patiemment toutes les archives départementales. Ce Muchadaa-ci serait également originaire de Monein. Il a pour profession celle de négociant à Buenos Aires, a épousé Marie Barousse qui donna naissance le 23 octobre 1880 à Charles Muchadaa et le 30 juillet 1889 à Jérôme Michel Muchadaa. D’après les informations que donne le site genealogie.com au sujet de la naissance de Jérôme, le père avait 37 ans en 1889, ce qui semble indiquer qu’il s’agit du Michel Muchadaa qui, âgé de 16 ans en 1867, signa sur le registre à côté de Ducasse. Ce Muchadaa serait donc resté à Buenos Aires faire carrière dans le commerce.

Jean-Baptiste Lafont

Le nombre de Jean Lafont qui apparaissent sur le site de généalogie est à décourager le chercheur. On sait néanmoins que Jean-Baptiste Lafont, le passager de l’Harriet était né en 1831 à Poueyferré, dans les Hautes-Pyrénées, où il résidait également. Propriétaire cultivateur, il avait obtenu son passeport à Pau le 9 mai. Il se rendait, comme Ducasse, à Montevideo. Il obtint son visa le 25 mai à Bordeaux, c’est le n° 316 de l’année dans le Registre des visas n° 4M671 des Archives départementales de Gironde. D’après le site visaenbordelais, il semble que plusieurs Lafont avaient migré vers l’Amérique du Sud avant lui. Les archives des Hautes-Pyrénées n’étant pas aussi bien numérisées que celles des Pyrénées-Atlantiques, nous n’avons pu retrouver la trace de Jean-Baptiste Lafont.

Pierre Penen

Pierre Penen était âgé de 18 ans lorsqu’il entreprit la traversée vers Buenos Aires. Il venait de Jurançon, Basses Pyrénées, où il était également né. Commis négociant, il avait obtenu son visa le 20 mai 1867 à Bordeaux, et son passeport à Pau le 19 avril 1867. Dans le registre des visas de l’année, il est au numéro 315. Il était né en 1848, comme le montre son acte de naissance. Notons enfin qu’un Michel Penen Begue, cultivateur, avait migré en 1864 à destination de Buenos Aires. On ne sait rien de plus sur Pierre Penen.
Jean-Baptiste Père

Il était né en 1849 à Castet, dans les Basses Pyrénées où il résidait. Domestique de profession, il avait obtenu son passeport à Oloron, le 1er mai, et se rendait à Buenos Aires. Le 6 mai, il obtint son visa à Bordeaux. On ne sait rien de plus sur Jean-Baptiste Père, dont le nom assez répandu ne facilite pas les recherches (d’ailleurs souvent compliquées par des variantes avec l’accent). Il porte le numéro 242 dans le registre des visas.

Jean-Hubert Pourrere

Pourrere naquit le 12 mai 1849 à Cuqueron, Basses Pyrénées, d’un père prénommé Jean, laboureur, et d’une mère nommée Marie Bengue. Il y exerça la profession de boulanger. A 18 ans, le 24 mai 1867, il obtint son visa pour se rendre à Buenos Aires. Il avait obtenu son passeport auprès de l’autorité d’Oloron. Dans le registre des visas, il est au numéro 318. Sur le registre rendu public par Gérard Minescaut, Pourrere est inscrit sous le nom de « Jean Bourrere ».

Clément Rigabert Bélhéré

Le nom de Rigabert Bélhéré, parfois orthographié sans aucun accent, m’a posé quelques difficultés. Son prénom n’est jamais donné, probablement parce que les fonctionnaires ont cru qu’il figurait dans ce nom composé, mais son acte de naissance nous le donne : Clément. Né en 1845, à quelques mois de Ducasse, à Bosdarros, Basses Pyrénées, Rigabert Bélhéré y exerçait la profession de charpentier. A 21 ans, il avait entrepris un voyage à destination de Montevideo. Il obtint son passeport à Pau, en mai 1867 (le jour exact n’est pas donné), et son visa le 24 mai à Bordeaux. Dans le Registre des visas de l’année, il porte le numéro 319.

Les 14 autres passagers

Notre principal outil dans cette recherche a été le site visaenbordelais. Une recherche sur l’Harriet nous donne les noms de sept passagers : les six mentionnés ci-dessus, et Ducasse lui-même. Le site précise qu’il s’agit de la liste des demandeurs de visa inscrits dans les registres de la Préfecture de Bordeaux ayant pris pour navire l’Harriet à destination de Buenos Aires. Cela signifie que les autres passagers ont pu provenir d’un autre navire qui aura fait escale à Bordeaux, et que leur visa, et leur destination finale, avait été complétés dans leur ville de départ. C’est probablement le cas des passagers aux noms à consonance hispanique ou italienne.

En parvenant à déchiffrer le nom de Jean Carrere dans la liste de Minescaut, j’ai néanmoins pu retrouver sa demande de visa. Celle-ci a été renseignée de manière incomplète, et l’information qui manque est le navire, l’Harriet. Il y a donc probablement d’autres passagers dont on devrait pouvoir trouver le visa sur le site visaenbordelais, à condition de savoir quels noms chercher. Ainsi, on trouve sur la liste un Ildanas et un Ildanaz : quel est la bonne orthographe ?

Voici les informations sur Jean Carrere : âgé de 17 ans, il obtint son visa pour Montevideo le 25 mai 1867, la veille du départ. Il était originaire de Bosdarros, Basses Pyrénées, et avait obtenu son passeport auprès de l’Autorité de Pau. Il est au numéro 314 sur le registre des visas. Son véritable nom est Jean Barnabé Carrere.

Isidore Ducasse, dans ce registre, est au numéro 315, entre Jean Barnabé Carrere et Jean-Baptiste Lafont. Agé de 21 ans, il est indiqué sans profession. Comme l’avait indiqué Jean-Jacques Lefrère, il avait obtenu son passeport à Tarbes et se rendait à Montevideo. Son visa indique cependant qu’il réside à Montevideo, et non à Tarbes, si l’on en croit le site visaenbordelais. Le passeport indiquait quant à lui Tarbes comme ville de résidence. Sans doute donna-t-il une autre information au greffier chargé de remplir son visa.

Enfin, le site nous donne également quelques informations sur l’Harriet. Armé au port de Bordeaux le 25 mai 1867, c’était un trois-mâts de 334 tonneaux, commandé par le capitaine Aubrey, secondé par douze hommes d’équipage. Son port d’attache, comme l’avait signalé Sylvain-Christian David, était Saint Malo, et son armateur un certain Honius. Il se rendait à Buenos Aires. Sa cote dans le registre des armements des navires aux Archives départementales de la Gironde est 4S297, au numéro 1867-403.

Il devrait être possible de faire d’autres découvertes sur les passagers qui accompagnaient Ducasse dans la traversée. Y avait-il un médecin ? Un homme de lettres ? Ceux que nous avons identifiés exerçaient des professions plutôt humbles, mais certains avaient presque le même âge qu’Isidore. À condition de parvenir à déchiffrer l’écriture du fonctionnaire qui tint, sans être très vigilant semble-t-il, le registre des passagers à l’arrivée, nous pourrions retrouver les visas au départ de Bordeaux, ainsi que d’autres informations sur l’identité de ces voyageurs.

[1] François Caradec, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Paris, Gallimard, 1975, p. 142.

[2] Gérard Minescaut, « Isidro, Nilda et moi », Cahiers Lautréamont, 1er semestre 1992, livraisons XXI-XXII, p. 8-12.

[3] Jean-Jacques Lefrère, Isidore Ducasse, auteur des Chants de Maldoror par le comte de Lautréamont, Paris, Fayard, 1998, p. 278.

[4] http://www.visasenbordelais.fr/ : c’est principalement ce site qui nous a servi à retrouver les visas des passagers de l’Harriet. Notre recherche a été complétée par la consultation d’un site de généalogie et des archives numérisées de l’état-civil des Pyrénées-Atlantiques. Le fonctionnaire qui compléta le registre des visas en mai 1867 semble avoir parfois fait preuve de négligence, de nombreux formulaires étant incomplets.

[5] www.genealogie.com. Là encore, ce genre de site est bien utile pour réunir des informations, mais il contient parfois des erreurs et des confusions entre homonymes.

6 réflexions au sujet de « Harriet: tout le monde à bord avec Ducasse »

  1. Bonjour! Votre Ferdinand Saux pourrait bien être un Ferdinand Sauser (d’ailleurs le nom de Cendrars). Il existe effectivement un Ferdinand Sauser enregistré en 1865 à N.Y. venant de Suisse, Berg, par Bremen, Allemagne. Peut-être s’agit-il de la même personne (allemande/suisse), d’où son emplacement à part des autres francophones/français.

    http://www.germanimmigrants1860s.com/index.php?id=242212

    Cordialement
    M. Lentz

    1. Bonjour,

      Avec mes excuses pour cette réponse tardive, merci pour votre information concernant Ferdinand Saux, que je transmets à l’auteur de l’article.

      Bien cordialement,

      Michel Pierssens

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