Aragon – Lettres à André Breton (1918-1931)

Kevin Saliou

 

            Excellente idée que celle de Gallimard, de publier la correspondance entre Louis Aragon et André Breton[1]. Celle-ci s’étend de 1918, un an après la fameuse rencontre au Val-de-Grâce, lorsque Breton est mobilisé et doit quitter Paris, jusqu’en 1931, date qui coïncide avec l’exclusion brutale d’Aragon de l’équipe surréaliste. Pendant treize ans, c’est le témoignage d’une amitié, qui ne se fait pas toujours sans heurts ni sans désaccords. C’est avant tout un document précieux pour comprendre l’histoire du surréalisme, sa formation et son déroulement. Il vient avant tout, pour nous ducassiens, faire pendant au fameux témoignage publié dans Les Lettres Françaises des 1er et 8 juin 1967[2], récit superbe fait par Aragon mais un peu trop enjolivé quand on le compare à la réalité des lettres.

Je me suis donc mis en chasse des mentions d’Isidore Ducasse dans ces lettres, afin d’évaluer la place que le poète avait pu prendre dans l’esprit des deux jeunes gens occupés à bâtir l’un des mouvements artistiques les plus importants du XXème siècle. Premier constat regrettable : le volume contient un index, mais nulle trace d’un Isidore Ducasse à la lettre D. En revanche, je trouve à la lettre L un certain « Lautréamont, Isidore Ducasse dit le Comte de », auteur des Chants de Maldoror et des Poésies[3]. N’eût-il pas été plus judicieux de placer son nom à la lettre D, ou au moins de faire un renvoi à Ducasse ? Aragon et Breton, qui savaient fort bien le nom du poète, l’employèrent, puisqu’ils furent à l’origine de la réédition des Poésies dans leur revue Littérature.

La préface de l’ouvrage, signée Lionel Follet, contextualise très bien la relation parfois très chaleureuse, parfois houleuse, entre Breton et Aragon. L’éditeur nous dit ainsi que « ces lettres, nous l’avons dit, jettent une lumière inédite sur les témoignages tardifs d’Aragon, en particulier dans Lautréamont et nous. A vrai dire, son récit de la découverte, par le trio, des Chants de Maldoror, avait déjà suscité le scepticisme de quelques chercheurs, en particulier Henri Béhar.[4] » Une note renvoie au livre de Béhar, André Breton le grand indésirable et à son article « Philippe Dada ou les défaillances de la mémoire » paru dans Europe n°769, mai 1993.[5]

Revenons avec Lionel Follet sur le problème. Aragon prétend avoir découvert Maldoror par la lecture du premier Chant reparu dans Vers et Prose, c’est-à-dire avant sa rencontre avec Breton en 1917. Il prétend également l’avoir révélé à Breton, qui à l’époque ne jurait encore que par Rimbaud. De là, les deux amis, liés tels Fargue et Jarry par un ami commun, passèrent leurs soirées au Val-de-Grâce à déclamer leurs strophes au milieu des cris des malades. Ce serait en revanche Breton qui aurait découvert en 1918 l’article de Valery Larbaud paru dans La Phalange, révélant l’existence des Poésies (avec fragments à l’appui). Il ira ensuite, on le sait, recopier les deux fascicules à la Bibliothèque Nationale.

Aragon se pose donc en découvreur de Lautréamont (même s’il écrit aussi que Soupault était le seul qui possédât un exemplaire des Chants). Pourtant, un an plus tard, en 1968 dans Aragon parle, il corrige ses souvenirs en écrivant : « C’est au Val-de-Grâce que s’est développé pour nous deux le goût de Lautréamont, que nous connaissions l’un et l’autre incomplètement, ayant seulement alors lu le Premier Chant de Maldoror, paru en 1913 dans Vers et Prose.[6] » Au moment où paraît Lautréamont et nous, en 1967, Breton n’est plus de ce monde pour rectifier les dires de son ancien ami. C’est même avec une certaine nostalgie qu’Aragon écrit ce superbe récit de leur amitié, mais aussi avec une intention stratégique qui est de rappeler le rôle qu’ils ont joué au moment où Lautréamont, entendons bien le scripteur et non l’individu Ducasse, est en train de se faire saisir par les théoriciens de Tel Quel pour une nouvelle relecture. Lionel Follet nous montre que « quant aux dates, tout semble indiquer que Breton n’a vraiment commencé à se passionner pour Lautréamont qu’à Saint-Mammès, en juin 1918 : c’est alors qu’il emprunte à Soupault […] son exemplaire des Chants. Et c’est en juillet-août qu’il en recopie de longs passages à l’intention de Fraenkel et d’Aragon, écrivant au premier, le 29 juillet : « Je ne pense plus qu’à Maldoror », et au second, le 12 août : « je demeure avec Lautréamont, beau comme le monde ». (Quant aux Poésies, rien n’atteste qu’il les ait découvertes avant l’hiver 1918-1919…)[7] ». Il semble donc nécessaire de revoir la chronologie des faits[8] et peut-être de revoir les faits eux-mêmes.

Aragon acquiesce, il semble suivre la progression de son aîné qui est en train de déconsidérer Rimbaud au profit de l’autre Dioscure, mais rien ne semble montrer qu’il l’ait précédé en cette voie ou qu’il ait initié Breton dans sa redécouverte du poète. A Fraenkel, qui se moque de l’engouement exclusif de Breton, Aragon répond même : « Jalousie sans raison au nom d’Arthur ma seule amour.[9] » Ainsi, s’il est certain qu’Aragon va lui aussi s’éprendre d’une vénération profonde pour les écrits d’Isidore Ducasse, il n’est sans doute pas exact qu’il a précédé les autres surréalistes dans cette lecture.

Lionel Follet suggère, à la suite des conclusions d’Henri Béhar, que c’est Philippe Soupault qui, ayant acheté par hasard un volume dans une librairie du boulevard Raspail, le porta à Breton pour partager son éblouissement. C’est ce qu’il confirme dans un texte de 1927. Cela se passe en 1917 semble-t-il, et le poète sera donc le véritable révélateur au sein du mouvement surréaliste. Il est à ce titre dommage qu’il n’ait pas cherché à rectifier les propos d’Aragon après la publication en 1967 des deux articles des Lettres Françaises. Il faut aussi revoir la fameuse anecdote des déclamations au Val-de-Grâce : Aragon donne comme caution de son récit le nom de Georges Auric, hospitalisé à ce moment là, qui pourrait témoigner. Celui-ci ne s’en est pas privé, et il confirme à deux reprises qu’en 1918 il n’était pas au Val-de-Grâce mais à la caserne du Mans, et qu’en revanche, son hospitalisation date de l’été 1919 où Breton lui fit effectivement récitation, non pas des Chants de Maldoror mais des Champs Magnétiques. Il faut donc considérer Lautréamont et nous comme une belle histoire, mais qui n’a sans doute pas grand-chose à voir avec la réalité historique – et d’ailleurs, Aragon n’a jamais trop repris ces anecdotes dans ses témoignages ultérieurs. [10]

Venons-en aux lettres elles-mêmes. Conformément à la volonté testamentaire d’André Breton, ses propres missives n’ont pu être éditées (et ne le pourront être avant 2016).  L’ouvrage ne nous donne donc à lire qu’une moitié de l’échange épistolaire, tout en l’accompagnant de notes pour éclairer le lecteur sur leur compréhension. Cela est fort regrettable, d’autant plus que c’est Breton qui copie des fragments des écrits de Ducasse (Maldoror, mais visiblement aussi les Poésies) dans les lettres qu’il envoie à Aragon. Fort heureusement, les 48 lettres envoyées par Breton à son ami n’ont pas disparu : elles se trouvent au fonds Aragon du CNRS de la BnF. Nous en connaissons des fragments, puisque Henri Béhar et Marguerite Bonnet ont pu les lire et y faire référence à diverses occasions, sans compter les extraits rapportés par Aragon lui-même lorsqu’il se replongea dans ses souvenirs pour rédiger son Lautréamont et nous.

La première mention de Lautréamont dans la correspondance n’arrive pas avant la page 108, dans une réponse d’Aragon écrite entre le 10 et le 14 juin 1918, qu’il termine par ces mots : « Je vais t’envoyer Poe, Soupault t’envoie Maldoror, et à T[héodore] F[raenkel] Paludes.[11] » Mention très brève, qui ne nous apprend rien, sinon que l’exemplaire circule d’un surréaliste à l’autre entre les « trois mousquetaires », pour reprendre l’expression de Valéry.

Nulle autre mention de Lautréamont, Ducasse ou Maldoror avant le 31 juillet 1918. La correspondance porte plutôt sur l’actualité poétique et les noms d’Apollinaire, de Max Jacob ou de Reverdy reviennent assez régulièrement. Pour ce qui est du XIXème  siècle, l’épistolier parle souvent de Rimbaud et de Jarry (qu’il parodie fréquemment, comparant la guerre actuelle à celle menée par Ubu en Pologne, et qu’il démarque en ponctuant ses lettres de « Merdre ! »), mais Ducasse semble assez peu présent à son esprit. Aragon est au front. Il ouvre sa missive, au style télégraphique assez décousu : « Les pièces de Napoléon n’ont plus cours. Merveille de Lautréamont – Chirico n’est rien auprès de lui. Et J[acques] Vaché, je ne veux pas. Je m’excuse par lettre.[12] » Il fait référence aux pièces à l’effigie de Napoléon III, qui viennent d’être démonétisées. Est-il en train de lire ou de relire Lautréamont ? Un peu plus loin dans sa lettre, il parle de Soupault, avec qui il est en correspondance directe. Il répond également à Breton, qui lui a proposé un projet de livre à trois sur les peintres, qu’il envisage aussi d’étendre à certains écrivains modernistes (parmi lesquels Jarry, Rimbaud, Lautréamont) : « Tu ne m’as pas dit ton projet sur le livre Rousseau. Le plan Soupault ne me déplaît pas. J’y songerai mais c’est difficile ici.[13] » Cet ouvrage, évoqué par Aragon dans Lautréamont et nous, n’aboutira pas.

Le 3 août, il écrit encore : « Je suis tout à Arthur.[14] » Ducasse ne le préoccupe pas plus que cela, mais le 10, dans une autre lettre à Breton écrite du front : « P[ierre] A[lbert-]B[irot] me décide à écrire. J’eusse cité sa lettre, intéressante par hasard, si elle ne fût restée entre les mains des Allemands. Et aussi d’autres de toi, que j’ai pleurées, et tout Maldoror.[15] » La note de Lionel Follet indique qu’il s’agit « très probablement des pages recopiées pour lui par Breton » qu’Aragon évoque dans Lautréamont et nous. « Je n’ai plus tes lettres pour y répondre. On a assassiné un peu de moi avec elles. Imagine que je les relisais. »

Dans une autre lettre du front, le 21août 1918, il évoque à nouveau cette perte : « Tes lettres, louanges inaccoutumées et quelques inquiétudes ; et Maldoror, je dors mal pour y penser, pour y penser. Est-ce Virgile le décrié, le seul poète épique ? On rêve entre cinq et sept.[16] » La note suggère que Breton ait pu envoyer de nouvelles pages recopiées à son ami, Aragon évoquant lui-même deux envois distincts dans son Lautréamont et nous. Dans la suite de cette lettre, il cite des passages d’une lettre de Reverdy puis commente :

Tout ce qu’on pourrait dire

Et tout ce que l’on dit

PARODIE

Car les Allemands dans la sape ont laissé une lampe à acétylène belle comme le jour ou plutôt comme la loi de Mendel sur l’hérédité des souris blanches et noires accouplées en séries conjuguées.[17]

On aura reconnu ici une parodie ou un pastiche des « beaux comme » de Lautréamont, pastiche d’ailleurs assez approximatif puisque la comparaison ne se joue qu’en deux termes et non trois comme c’est le cas chez Ducasse. Cependant, l’esprit est là puisque l’on retrouve une allusion scientifique qui rappelle les collages pratiqués par l’auteur des Chants de Maldoror.

Un mois plus tard, le 22 Septembre 1918, Aragon propose un nouveau « beau comme » :

L’aéroplane ou avion est-il un objet permis en art ? […] Il lâche de temps en temps des fusées belles comme des déjections, mon cher Comte. Et sa voix mélodieuse comme celle de tous les oiseaux dont on peut dire le nom en vers est plus charmante que la chanson rapide d’une souple machine à écrire sous les doigts d’une dactylographe patentée et forcément concubine d’un banquier israélite.[18]

La lettre se termine par : « Mais moi j’attends tes lettres douces comme… »

Le 1er Novembre, évoquant un télégramme de Fraenkel : « Parle de Picasso, et ces gens qu’on rencontre. Lautréamont BÔCUM. Mervyn, merveille n’est-ce pas comme Musidora ou Hallalyre.[19] »  Il s’agit encore une fois d’une variation autour des comparaisons de Maldoror. Aragon semble procéder par association d’idées et par proximités phonétiques. Ainsi, le mot de « rencontre » lui rappelle très certainement la « rencontre fortuite » du Chant VI, qui est employée pour décrire Mervyn. Le nom de ce dernier, du point de vue des sonorités, lui rappelle le mot « merveille ».

Il rapproche alors Mervyn, personnage rencontré par hasard par Maldoror rue Vivienne, d’autres personnages qu’il considère peut-être comme des rencontres merveilleuses : Musidora, l’héroïne des Vampires, le feuilleton de Louis Feuillade, et Hallalyre, alias Mirabelle dans son propre roman Anicet ou le panorama, qu’il est en train de concevoir. Ces trois personnages sont tous trois célébrés ici pour leur beauté : c’est la beauté du jeune anglais qui frappe son ravisseur au Chant VI, de même Musidora, héroïne en collants noirs, incarnait une certaine image de la femme sexy et mystérieuse, enfin Mirabelle, de l’aveu même d’Aragon, n’est pas une personne réelle mais un concept, l’incarnation de la beauté moderne. Enfin, peut-être Aragon a-t-il simplement été séduit par les sonorités de ces trois noms : Mervyn, qu’il rapproche de « merveille », Musidora qui évoque la musique, Hallalyre enfin, dont la fin du nom renvoie directement à l’instrument du poète.

On voit cependant dans cette lettre l’écriture se plier à l’enchaînement des idées en une sorte d’automatisme plus ou moins incontrôlé, propice à des jeux de mots, de sonorités ainsi qu’à des fantaisies orthographiques. La lettre est écrite avec un relâchement, une négligence (style télégraphique, libertés syntaxiques, allusions non-éclaircies) qui lui confère un certain hermétisme. Nous n’en saurons pas plus sur ces associations, qui ne sont peut-être pas à expliquer mais à mettre sur le compte de la fantaisie de l’épistolier.

Le 8 Novembre 1918, la lettre d’Aragon s’ouvre ainsi :

« Il                                tout le temps avec Lautréamont » écrit d’A[ndré] B[reton] T[héodore] F[raenkel]. Jalousie sans raison au nom d’Arthur ma seule amour.

Les Grandes-Têtes-Molles de ce temps-ci, j’y songe. Ce sont Henri Barbusse et les autres Barbus amoureux de la justice.[20]

Comme on le voit, un mot est manquant dans cette lettre, mais dont on n’aura guère de peine à en deviner le sens. On voit, d’après les propos de Fraenkel, que Breton est en train de se lier à Ducasse. A ce moment-là, Aragon est un peu à la traîne puisqu’il place encore Rimbaud au-dessus de l’auteur des Chants.

Cela ne l’empêche pas de réfléchir à une liste de Grandes-Têtes-Molles de son temps, un exercice auquel se prêteront plusieurs des surréalistes par la suite. En tête de la cohorte, il place Henri Barbusse, l’auteur du Feu récompensé deux ans auparavant d’un prix Goncourt et devenu un intellectuel majeur de la fin de la première guerre mondiale. Le pacifisme humaniste de gauche de Barbusse irrite au plus haut point les futurs surréalistes, qui pour l’heure sont davantage des sympathisants de l’anarchisme que du communisme.

Le reste de la lettre n’évoque plus Ducasse. C’est ici la première mention dans la correspondance d’Aragon d’une lecture des Poésies. Comment Aragon en avait-il pris connaissance ? Il avait vraisemblablement lu l’article de Larbaud dans la Phalange. Dans Lautréamont et Nous, Aragon affirme que Breton avait découvert cet article vers mars ou avril 1918, faisant ainsi rejaillir de l’oubli les Poésies. Breton lui avait-il recopié le passage des Grandes-Têtes-Molles ? La lecture des fascicules de Ducasse aurait peu à peu conduit Aragon à rejeter Rimbaud, c’est du moins ce qu’il écrit dans son récit-témoignage de 1968 : « Rien d’autre ne m’était plus langage. J’étais prêt à jeter mes dieux aux orties. Je tenais des propos insensés. Je ricanais de tout ce que j’avais aimé […]. C’était fatalement ouvrir le procès de Rimbaud.[21] » Ces dates ne coïncident pas avec ce que révèle la correspondance : non seulement, Aragon ne semble pas placer pour le moment Ducasse au-dessus de Rimbaud, mais il ne le fera pas avant quelques années encore. Quant à Breton, c’est au cours de l’été 1918 seulement qu’il s’éprend de Maldoror, et il faudra encore attendre l’hiver de cette même année pour qu’il s’intéresse à Poésies. C’est donc bien Philippe Soupault qui aura introduit Ducasse dans le cercle surréaliste, en 1917, en dépit de ce que prétend Aragon. Breton mettra une année entière à véritablement rencontrer les écrits de Ducasse, et Aragon quelques années encore.[22]

En revanche, dans une autre lettre datée du même jour, Aragon rend compte de sa lecture des Mystères de Londres de Paul Féval. Il en déduit une analyse du schéma du roman feuilleton, qu’il considère comme figé. On pensera au Chant VI en lisant ces lignes :

Et tu penseras du roman-feuilleton :

Qu’il est construit en trois points assavoir :

a)       Présentation de multiples et typifiés personnages ;

b)       Confrontation desdits un à un, en dévoilant les parties communes d’un passé mutuel d’abord insoupçonné ;

c)       Le dénouement (rapide) quand ce petit jeu est fini.

Et tirez-en les conséquences désirables.[23]

On ne retrouve pas trace de Ducasse dans la correspondance avant le 19 avril 1919. Que s’est-il passé pendant ces quatre mois ? Tout d’abord, la guerre s’est finie. Aragon écrit pourtant depuis Sarrebruck, où il campe avec son régiment. Au mois de janvier, une brouille est survenue entre lui et Breton, qui ne répondait plus que froidement à ses lettres. Il s’est un temps rapproché de Cocteau, pour finalement revenir vers son ami qui s’attelle à un nouveau projet : la fondation de la revue Littérature. Aragon se joint à l’équipe. Dans cette nouvelle lettre, il donne donc son avis sur un poème de Breton, « Une maison peu solide » (repris dans Mont-de-piété), qu’il commente avec un certain amusement :

Je sais bien que le principal c’est

L’émotion est considérable

Néanmoins TOUT vient ici de Lautréamont, qu’est-ce qui n’était pas chez lui ? Seulement je vois bien le pas fait et j’attends LA SUITE.[24]

La note nous dit que Breton vient de recopier les Poésies à la Bibliothèque Nationale. En effet, celles-ci sont publiées dans Littérature, numéros 2 et 3 d’avril et de mai 1919[25]. C’est peut-être cependant la première fois dans cette correspondance que l’on croise une véritable révérence faite à l’auteur des Chants, même s’il l’appelle encore par son pseudonyme. « TOUT vient ici de Lautréamont, qu’est-ce qui n’était pas chez lui ? » Aragon semble, pour la première fois dans cette correspondance, admettre une autre influence majeure aux côtés de son « seul amour », Arthur Rimbaud. Et en effet, si le pas est fait, ce n’est pas par lui mais bien par Breton.

La guerre s’achève. En juin 1919, Aragon écrit encore, à propos des mouches qui l’environnent et qui lui rappellent un poème de Saint-John Perse et surtout un autre de Rimbaud : « Que Rimbaud est près de mon cœur. […] Rimb avant tous (je n’ose pas citer, cela lui trop)[26] ». Il pense en fait à un extrait de « Voyelles », comme nous l’indique la note, suffisamment connu pour qu’il se passe de le citer. Mais on voit que le compagnon de route d’Aragon, cette fois encore, n’est pas Ducasse.

Aragon est maintenant rentré en France et reprend ses activités littéraires. Il s’attelle à la publication d’Anicet, rédige Les Aventures de Télémaque et s’investit dans les activités de Dada, qui est actif à Paris. Les lettres s’espacent, puisque maintenant Aragon et Breton ne sont plus séparés géographiquement par les réalités de la guerre.

Nous ne retrouvons l’évocation de Ducasse que dans une lettre datée du 14 Septembre 1922. Aragon est à Berlin, et il propose à Breton : « Veux-tu de la note-préface à Maldoror ? Elle est arrivée trop tard pour Broom, ils me l’ont payée avec des excuses et de l’argent. A y repenser, c’est une des meilleures choses que j’aie jamais dites.[27] » Il s’agit, nous dit la note, de la « Préface à Maldoror » qui sera publiée dans Les Ecrits Nouveaux, tome IX, n°8, août-septembre 1922.

Le 16 Novembre 1922, Aragon évoque un sondage de La Revue Hebdomadaire qui interroge les écrivains sur « Les maîtres de la jeune littérature ». Soupault y a déjà répondu en proclamant son admiration pour Giraudoux, ce qui déplaît à Aragon (« Eh bien merde.[28] ») qui décide d’écrire une réponse provocatrice et sarcastique dans ce qu’il a rebaptisé La Revue hebdomamerde :

(Je me décide à répondre à La Revue hebdom, sur ce ton :

N’aime ni Rimbaud, ni Lautréamont. Ai peu connu Apollinaire, homme assez gros qui aimait bien manger. Aime seulement un peu Baudelaire, beaucoup Nouveau et Racine. La génération actuelle a surtout lu Sade. Elle ne reconnaît qu’un maître : Jacques Vaché.

 

guère plus long.)[29]

La mention suivante se trouve dans une lettre du 16 août 1925. Aragon y réaffirme la place capitale qu’occupent les Chants dans son esprit :

Ici, je tombe dans un certain vague, une certaine impossibilité de fixer mon esprit sur quelques questions qui sont pourtant à l’ordre du jour. Je perds de vue la politique. Te l’avouerai-je ? Les Chants de Maldoror que j’ai eu l’imprudence d’emporter me détournent de tout au monde. Je ne comprends plus qu’il soit utile de dire, de faire quoi que ce soit. Cela passera sans doute, et puis il y a la chaleur, les orages.[30]

Ce sera la dernière évocation du poète ou de son œuvre dans la correspondance Aragon/Breton. Les dernières années sont consacrées aux voyages d’Aragon, à son activité de plus en plus orientée politiquement et la conversation s’achève après le Congrès de Moscou de 1930.

Pour être complet, il faut encore évoquer une lettre écrite de Londres en mai 1926. Aragon n’y parle pas de Ducasse, mais sur les feuillets qu’il envoie à Breton figure un dessin de Georges Malkine représentant un cygne noir, une enclume et un crabe tourteau, sur une tache de sang, allusion nette au Chant VI. L’édition, qui reproduit parfois certaines lettres, ne fournit ici que les pages 2 et 3, qui ne comportent pas lesdits dessins.

Pour conclure, on constate que Ducasse n’est pas tant présent que cela dans la correspondance et, fait étonnant, il ne s’impose que tardivement comme l’une des références majeures d’Aragon. Il semble bien que Breton ait été plus prompt à le hisser au Panthéon des héros du surréalisme. Si l’on regarde l’index des noms cités, Baudelaire prend une place à peine moins importante que Lautréamont/Ducasse. Jarry est cité 15 fois, Ducasse 14, mais les allusions à Jarry, en particulier à Ubu Roi, sont nombreuses lorsqu’on parcourt les années de régiment. La pièce ‘pataphysique semble l’imprégner bien davantage que les Chants de Maldoror. Mallarmé est également évoqué 14 fois, mais surtout, Rimbaud écrase de sa présence tous les autres auteurs de la fin du dix-neuvième siècle : dans la correspondance, on trouve en tout 45 fois référence à son nom ou à son œuvre, et ce d’une façon plus constante que les mentions de Ducasse. La comparaison est parlante.

Pour sa défense, Aragon restreint le récit de Lautréamont et nous à la période précise allant de septembre 1917 à mai 1918, juste avant le départ de sa garnison pour Saint-Mammès. Il écrit : « Si j’en reviens à ce temps […], il me paraît surtout hanté de cette ombre croissante que Maldoror étendit sur nous.[31] » Mais peut-on imaginer que Lautréamont fut une révélation d’une année, avant que soudainement il ne suscite plus le moindre intérêt chez Aragon pendant presque cinq ans ? Il faut plutôt imaginer Breton se prendre d’enthousiasme, suivi de loin par Aragon, et non point précédé comme celui-ci l’affirme.

En guise de témoignage ultime, je voudrais proposer une troisième et dernière version de la découverte de Lautréamont par Aragon et Breton : il s’agit d’un manuscrit inédit de la collection Jacques Doucet, intitulé fort à propos L’Attitude de Ducasse a dicté la nôtre et mentionnée par Roger Garaudy dans son Itinéraire d’Aragon[32] : « C’est sous le coup de la révélation récente des Poésies de Ducasse que j’entrai chez Léonce Rozemberg, le 14 ou 15 mars 1919, en compagnie d’André Breton. Frais débarqué de ma garnison de la Sarre, j’avais lu sur les épreuves du N°2 de Littérature la première partie de cet ouvrage. J’ignorais la seconde que Breton n’avait pas encore copiée à la Bibliothèque. Il faut songer que l’attitude de Ducasse a dicté la nôtre, j’entends de Soupault, de Breton, d’Eluard et, par la suite, de bien d’autres, comme de moi, pendant trois ans déjà. Je n’en étais pas remis que, convié à lire les poèmes de Reverdy chez Rozemberg, j’étais entraîné dans cette galère, où m’assurait-on, se pressait un public averti. » Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de me rendre à la bibliothèque Jacques Doucet pour consulter cet inédit, mais de cet extrait donné par Roger Garaudy ressort un témoignage moins romanesque et plus proche de ce que fut sans doute la réception de Ducasse chez les surréalistes. Elle vient contredire le témoignage de Lautréamont et nous et coïncide en revanche avec ce que nous venons de déduire des Lettres à André Breton : Aragon n’a fait que suivre ses amis, entraîné par eux à la découverte d’un auteur qui allait néanmoins véritablement l’ébranler. Il faudrait à l’avenir que quelqu’un songe à rééditer l’inédit d’Aragon, et peut-être faudrait-il également fouiller le fonds Aragon de la bibliothèque Jacques Doucet, qui contient sans doute d’autres allusions à Ducasse[33].


[1] Aragon, Lettres à André Breton 1918-1931, édition établie, présentée et annotée par Lionel Follet, NRF, Gallimard, 2011.

[2] Aragon, Lautréamont et nous, paru dans Les Lettres Françaises, 1er et 8 juin 1967, réédité aux éditions Sables, 1992.

[3] Lettres à André Breton, p.450.

[4] Ibid., p.15.

[5] Dans ce dernier, on peut lire : « En effet, c’est bien par Soupault, et lui seul, que les trois amis ont pris conscience de l’importance de Lautréamont, alors totalement inconnu en France, pour la génération nouvelle. C’est lui qui a trouvé, en juin 1917, un exemplaire des Chants à la librairie Ars et Vita, située en face de l’hôpital auxiliaire du boulevard Raspail où il soignait une rechute. C’est lui qui a prêté son exemplaire pour que les deux amis le lisent à haute voix lors de leurs gardes au Val-de-Grâce […] selon la narration qu’en donne Aragon dans [Les Lettres Françaises] et qui n’a pu se situer qu’en avril 1918. Enfin, c’est lui encore qui renouvelle son prêt, en juin 1918, pour que Breton […] le lise tout à loisir et en recopie de larges extraits à l’intention d’Aragon et de Théodore Fraenkel. » Le reste de l’article porte davantage sur la période dadaïste et l’implication de Soupault. « Philippe Dada ou les défaillances de la mémoire », Europe, mai 1993, n°769, pp.7-14.

[6] Cité par Lionel Follet, Lettres à André Breton p.16.

[7] Ibid. pp.16-17.

[8] Citons encore Henri Béhar qui écrit dans son ouvrage André Breton, le grand indésirable, Fayard, 2005, 566 p. : « C’est seulement en juillet-août 1918, en cantonnement à Moret, que Breton recopie dans ses lettres à Fraenkel et Aragon les passages qu’il préfère de Lautréamont, « beau comme le monde », dans l’exemplaire de Soupault qu’Aragon est allé emprunter à son intention le 9 juin. »

[9] Lettres à André Breton, p.17.

[10] Pour compléter la question de la découverte de Lautréamont par les surréalistes, rappelons ce qu’écrivait encore Henri Béhar dans André Breton, le grand indésirable : « Le fait est que, tout imbu de Rimbaud, de Mallarmé et de son cénacle, Breton ne soupçonne pas la grande secousse littéraire qui s’est produite vers la fin du second Empire. » Béhar rappelle néanmoins que Breton connaissait certainement Lautréamont depuis quelques années, peut-être même 1914, « mais il faudra une lente maturation pour que Breton en vienne à placer Lautréamont au-dessus de tout ».

[11] Lettres à André Breton,p.108.

[12] Ibid. p.161.

[13] Ibid. p.162.

[14] Ibid. p.164.

[15] Ibid. pp. 166-167.

[16] Ibid. p.175.

[17] Ibid.pp.176-177.

[18] Ibid. pp.213-214.

[19] Ibid. p.223.

[20] Ibid. p.225.

[21] Lautréamont et nous, pp.30-31 et 35-36.

[22] On lira à ce sujet les conjectures établies par Lionel Follet dans sa préface, p.15 à 20.

[23] Lettres à André Breton p.227.

[24] Ibid. p.264.

[25] Aragon ne fera aucune allusion à la reproduction des Poésies. Néanmoins, le 1er juin 1919, il demande à Breton : « Où en es-tu avec P[ierre] R[everdy]. » Celui-ci en effet s’est opposé à la diffusion du texte dans Littérature et est en froid avec Breton.

[26]Lettres à André Breton, p.282.

[27] Ibid., p.316.

[28] Ibid., p.322.

[29] Ibid., pp.323-324.

[30] Ibid. p.350.

[31] Lautréamont et nous p.22.

[32] « L’attitude de Ducasse a dicté la nôtre », manuscrit inédit de la collection Jacques Doucet, n°7206-15, in Roger Garaudy, Du surréalisme au monde réel : l’itinéraire d’Aragon, Gallimard, 1961, p.73. Nous recopions à partir de l’ouvrage de Garaudy.

[33] A commencer par le manuscrit 7206-13 qui évoque le moment où Breton recopie Poésies (cité également par Roger Garaudy, op.cit.

Une réflexion au sujet de « Aragon – Lettres à André Breton (1918-1931) »

  1. Merci à M.Henri Béhar, qui me communique l’information suivante:
    La pièce citée par Garaudy est intégralement éditée dans le Projet d’histoire littéraire contemporaine, Digraphe, 1994, p. 49 sq.
    Il n’est donc plus nécessaire de se rendre à la Bibliothèque Jacques Doucet pour la consulter.

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