Dolorès: mythe et vérité

La Vérité sur le cas Dolores[1]

 

Maria Helena Barrera-Agarwal, Dolores Veintimilla. Mas allá de los mitos, Sur editores, Quito (Ecuador), 2015.

 

Barrera-Agarval-Dolores-2015
Naria Helena Barrera-Agarwal, Dolores Veintimilla
«Je constate, avec amertume, qu’il ne reste plus que quelques gouttes de sang dans les artères de nos époques phtisiques. Depuis les pleurnicheries odieuses et spéciales, brevetées sans garantie d’un point de repère, des Jean-Jacques Rousseau, des Châteaubriand et des nourrices en pantalon aux poupons Obermann, à travers les autres poètes qui se sont vautrés dans le limon impur, jusqu’au songe de Jean-Paul, le suicide de Dolorès de Veintemilla[2], le Corbeau d’Allan, la Comédie Infernale du Polonais, les yeux sanguinaires de Zorilla, et l’immortel cancer, Une Charogne, que peignit autrefois, avec amour, l’amant morbide de la Vénus hottentote, les douleurs invraisemblables que ce siècle s’est créées à lui-même, dans leur voulu monotone et dégoûtant, l’ont rendu poitrinaire. Larves absorbantes dans leurs engourdissements insupportables !» I, 27

 

Pour les lecteurs de Poésies, tout était relativement clair dans cette dénonciation des représentants les plus connus d’un siècle malade. La seule mention du «suicide de Dolores de Veintemilla» présentait une énigme dont la clé se déroba longtemps – mais bien plus longtemps dans l’univers francophone que dans l’espace littéraire hispanophone.

Ainsi que le signale Maria Helena Barrera-Agarwal, l’identité de Dolores avait en effet été mentionnée par Gabriel Saad dans les morceaux choisis des Cantos de Maldoror, traduits par lui et publiés en 1969 par le Centro Editor de América Latina, Montevideo y Buenos Aires. Pour le lecteur francophone, il fallut attendre Robert Faurisson, dont les aventures négationnistes font parfois oublier son A-t-on lu Lautréamont? C’est dans ce livre iconoclaste paru en 1972 qu’il cite en effet ce que dit très brièvement de Dolores l’Enciclopedia Espasa-Calpe. Mais si l’on voulait bien remonter encore plus haut, déjà la Bibliothèque universelle et revue Suisse avait signalé en 1895, en français, la publication par Menendez Pelayo pour l’Academia de lengua espagnole d’une anthologie qui donnait à lire plusieurs pièces de Dolores[3].Bibliothèque_universelle-1895

J’ai pu quant à moi, en 1974, apporter dans un article de la RHLF une information beaucoup plus complète sur la mort et les œuvres de Dolores, grâce à la découverte du travail passionné mais approfondi et documenté de G. h. Mata, Dolores Veintimilla, asesinada, publié à Cuenca en 1968[4] . La question de l’existence ou non de Dolores était dès lors définitivement résolue. Nous savions du moins qu’il ne s’agissait pas d’une invention de Ducasse ni d’une allusion à quelque roman-feuilleton ignoré mais d’une personne tout à fait réelle à l’identité attestée. Les recherches historiographiques en restèrent donc là.

Et pourtant! Un lecteur un peu attentif du Journal des Débats aurait pu dès 1930 en apprendre très long sur Dolores. Mais qui, ayant découvert Poésies republié par Breton dans Littérature en 1919, pouvait bien suivre le «roman équatorien» débité au rez-de-chaussée de ce journal sous le titre Lorenzo Cilda par Victor M. Rendon[5] bien des années plus tard? Voici en tout cas ce que cet improbable lecteur sérieusement éclectique aurait pu déguster dans le dix-huitième épisode, paru dans l’édition du 25 septembre :

Dolores-Lorenzo

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Le livre que vient de faire paraître Maria Helena Barrera-Agarwal représente ainsi, après un si long oubli si paradoxal, la première avancée majeure dans la connaissance de Dolores Veintimilla en plus d’une trentaine d’années.

Dans cet ouvrage rédigé avec rigueur et sobriété, où elle rend l’hommage qui lui est dû à G. h. Mata, M.-H. Barrera-Agarwal fait œuvre à la fois biographique et philologique. Ceci grâce à la découverte du dossier jusque-là inconnu contenant les pièces du dossier de demande en 1859, de la part du mari de Dolores, de transfert en terre chrétienne des restes de son épouse suicidée. Procès «canonique» reprenant à son tour copie des pièces de l’enquête judiciaire de 1857 et comprenant des documents inédits, dont la dernière lettre écrite par Dolores juste avant son suicide, le 22 mai 1857[6].

Ce qui rend toutefois l’ouvrage plus intéressant encore pour les ducassiens, outre ces importants éléments biographiques, se trouve dans la partie de l’essai consacrée à la réception de Dolores et donc aux traces imprimées constitutives du «mythe» tel que l’ont élaboré très tôt et durablement divers auteurs, admirateurs ou contempteurs, assurant ainsi la diffusion du nom de Dolores bien au-delà de Cuenca, marqué d’infamie par son suicide.

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Les questions posées par le passage des Poésies cité en épigraphe sont, on le sait, nombreuses et complexes. Elles portent avant tout sur la connaissance que pouvait avoir Ducasse des textes et des faits qu’il mentionne pour les condamner. Elles portent aussi sur les raisons de leur choix. Rousseau, Chateaubriand, Senancour, Poe, Baudelaire : pas de problème majeur. Qu’y apparaisse Krasinki (avec sa Comédie infernale) peut se comprendre. De même pour «Zorilla», encore que des doutes puissent subsister. Mais d’où sortent Dolores et son suicide, mis sur le même plan et suscitant la même réprobation que l’«immortel cancer» dû à Baudelaire?

C’est donc en retraçant les publications successives qui font mention du suicide et de l’œuvre de Dolores que le livre de M.-H. Barrera-Agarwal nous fournit les indications qui permettent d’esquisser des réponses à ces questions, la plus importante de toutes portant sur la façon dont Ducasse a bien pu prendre connaissance du sujet.

Par définition, une éventuelle communication orale nous échappe radicalement même si elle ne peut pas et ne doit pas être exclue. Lors de ses aller-retours à Montevideo ou même, inconnues de nous mais probables– Isidore avait bien pu entendre parler de Dolores par des sud-américains, fréquentations du Paris latin qui en avaient à leur tour entendu parler ou qui avaient lu l’un ou l’autre des ouvrages où il en avait été question. Peut-être était-il aussi lecteur de telle ou telle revue en espagnol facilement disponible à Paris et qui en aurait parlé[7] ? Mais, faute d’indices concrets sur ce réseau de sociabilité dont la réalité nous échappe, nous devons nous en remettre à la tradition imprimée subsistante, en supposant cette fois que Ducasse aurait pu lire tel ou tel livre ou telle ou telle brochure qui discutait le triste sort de la poétesse équatorienne.

Que cette tradition imprimée existe, c’est en tout cas ce que démontre et documente avec précision Maria Helena Barrera-Agarwal. Résumons-en les étapes éditoriales attestée du vivant d’Isidore et d’après notre auteur (qui souligne que cette liste n’est sans doute pas exhaustive) :

 

  1. Veintimilla, Dolores, Necrología, Impreso por Benigno Ortega, Cuenca, 27 avril 1857. Texte non signé de D.V.
  2. [Titre inconnu], Article sur D.V., La Democracia, Época segunda, 2 juin 1857 (Dans le dossier canonique, en mauvais état. Cité par Ricardo Palma 1861) A.S., «En la muerte de Dolores Veintimilla de Galindo», poème daté du 24 mai 1857 publié dans El Artesano, Quito, 18 juin 1857
  3. (Reprise de l’article de La Democracia), La Patria, Bogotá, Colombie, 1857 (date exacte inconnue)
  4. , Ecuador – «Suicidio de una joven escritora», Diario de Avisos, Caracas, Venezuela, 19 septembre 1857, p. 3
  5. , Sud América – Ecuador, Panamá Star and Herald, Panamá, Colombie, 9 juillet 1857, p. 3
  6. Veintimilla, Dolores, «La noche y mi dolor», El Clamor Publico, Los Angeles, USA, 12 septembre 1857
  7. Ricardo Palma, Dona Dolores Veintimilla (Poesías), dans Dos poetas, apuntes de mi cartera, brochure publiée par la Revista de Sud-América, Anales de la Sociedad de Amigos de la Ilustración, Ano II, No 4, Valparaíso, Imprenta del Universo de G. Helfmann, décembre 1861. L’article seul sur D.V. est repris dans la Revista de Sud-América le 25 décembre.

Il semble bien que ce soit l’exilé péruvien Ricardo Palma qui fut le principal vecteur des informations concernant Dolores et son suicide. C’est au Chili qu’il fit la publication essentielle notée ci-dessus (l’autre poète présenté se nommait Don Juan María Gutiérrez) après avoir reçu des textes de Dolores envoyés d’Équateur par une dame anonyme de Guayaquil, connaisseuse en poésie, qu’ il dit avoir rencontrée sur un bateau en 1855. Son article a manifestement beaucoup circulé car on en retrouve des reproductions nombreuses dans les années subséquentes, dont :

  1. Dans El Céfiro, periódico semanal dedicado al bello sexo, Lima, en 5 livraisons, du 29 juin au 14 septembre 1862.
  2. «Dolores Veintimilla», Revista Americana, Lima, Imprenta del Comercio, 5 mars 1863
  3. (version revue), Revista de Santiago, 1872-1873

L’article de Palma se fonde lui-même en grande partie sur un texte antérieur de Guillermo Blest Gana, «La suicida», Revista del Pacifico, Valparaiso, T. I, 1858, p. 499. Blest Gana – qui devait faire une carrière importante — s’y présente comme un ami de Dolores, un témoin et un protagoniste du drame qui aboutit au suicide. Il s’agit en fait pour M.-H. Barrera-Agarwal d’une fabulation et donc de la première étape dans la fabrication du mythe qui allait travestir la figure de Dolores en tragique héroïne romantique.

L’étape suivante la plus importante est celle qui voit la publication à Guayaquil en 1866 de La Lira ecuatoriana par Vicente Emilio Molestina, lequel inclut pour la première fois dans un livre des poèmes de Dolores (elle est la seule femme représentée); il s’agit des deux œuvres qui feront principalement sa réputation : La noche y mi dolor et Quejas. On trouve en outre dans cette anthologie deux poèmes d’auteurs différents consacrés à Dolores, l’un d’Antonio Marchan et l’autre de Miguel Ángel Corral. Ce sera ensuite Juan León Mera qui publiera à Quito en 1868 Ojeada histórico-critica sobre la poesía ecuatoriana, où se trouvent cités et commentés les deux même poèmes de Dolores, dont le suicide est à nouveau mentionné et commenté.

Peut-on ajouter à cette liste des publications où Ducasse (ou l’une de ses relations littéraires sud-américaines) aurait pu trouver la mention du suicide de Dolores l’anthologie poétique publiée à Guayaquil par José Rafael Arizaga en 1870 sous le titre La guirnalda literaria : colección de producciones de las principales poetisas i escritoras contemporáneas de América i España? Mais alors quand en 1870 exactement? Trop tard sans doute, hélas ! pour que Ducasse en ait eu vent. Un petit fait peut pourtant semer un doute. Ainsi que le mentionne M.-H. Barrera-Agarwal, le désormais fameux poème de Dolores La noche y mi dolor s’y trouve pour la première fois affecté d’un sous-titre : Imitación de Zorrilla. Est-ce une coïncidence si Poésies évoque dans le même paragraphe que son suicide «les yeux sanguinaires de Zorilla»? Ce même José Zorrilla y Moral[8] dont le poème de Dolores reprend la thématique trouvée dans «La noche y la inspiración»?

Nous pouvons désormais avancer avec certitude que le suicide de Dolores de Veintimilla en 1857 était en 1870 de notoriété publique dans le monde très interconnecté des amateurs de poésie sud-américains et plusieurs de ses œuvres en étaient parfaitement connues. Les sources d’information n’étaient pas rares et avaient sans doute beaucoup circulé d’un pays à l’autre – du moins de l’Équateur au Chili, au Pérou, au Venezuela, en Californie. Avaient-elles atteint l’autre versant du continent, en Argentine et en Uruguay, avant de filtrer jusqu’à Paris? Une chose au moins est sûre : la mention du suicide de Dolores par Ducasse prouve qu’il avait maintenu le contact, direct ou indirect, avec le monde hispanophone et sa culture. Si nous y croyons, il faut aller y voir.

Michel Pierssens

 

Blest_Gana-SuicidaGuillermo Blest Gana, «La suicida», Revista del Pacifico, Valparaiso, T. I, 1858, p. 499

Palma-Dolores-Revista
Ricardo Palma, Dona Dolores Veintimilla (Poesías), dans Dos poetas, apuntes de mi cartera, brochure publiée par la Revista de Sud-América, Anales de la Sociedad de Amigos de la Ilustración, Ano II, No 4, Valparaíso, Imprenta del Universo de G. Helfmann, décembre 1861

 

 

 

Lorenzo-original
Victor M. Rendon, Lorenzo Cilda

 

Lorenzo_Cilda
Victor M. Rendon, Lorenzo Cilda

Guirnalda

 

Ojeada

 

Mata-Dolores-1968

Mata-Dolores-envoi-1976

Mata-Dolores-Portrait-1976

 

Mata-Dolores-Primera-1976

 

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[1] On trouvera à la suite de cet article quelques illustrations provenant de certains des documents mentionnés. On y trouvera également quelques traces plus personnelles de mes échanges avec G.h. Mata, rattachées à la redécouverte de Dolores qui lui est due.

[2] La graphie retenue par Ducasse (ou par le typographe) est bien «Dolorès de Veintemilla». Je retiendrai par la suite la graphie espagnole plus courante : «Dolores de Veintimilla», adoptée par M.-H. Barrera Agarwal.

[3] Un Italien, Marco Antonio Canini, avait fait encore mieux selon M.-H. Barrera-Agarwal, puisqu’il avait publié en 1889 la traduction d’un poème de Dolores dans son anthologie Il libro dell’amore ; poesie italiane raccolte e tradotte da straniere da Marco Antonio Canini, Tipografia dell’Ancora, Venise. Cet agitateur cosmopolite, philoloque lettré qui avait vécu en Roumanie avait publié Vingt ans d’exil, à Paris, en 1868, chez Lacroix et Verboeckhoven.

[4] Ouvrage complété pour les chapitres antérieurs de la vie de Dolores par un essai portant le même titre, en deux parties dont la première est parue à Cuenca en 1976. La seconde partie, annoncée par G. h. Mata, ne semble pas avoir été publiée.

[5] Victor Manuel Rendon (1859-1940) n’était pas le premier feuilletoniste venu: médecin bilingue formé à Paris, poète, dramaturge, académicien équatorien, etc., il avait été ministre plénipotentiaire de l’Équateur à Paris de 1903 à 1914 puis ministre des affaires étrangères. La version espagnole de son roman Lorenzo Cilda. Novela ecuatoriana original avait paru en volume à Paris sous la marque Le Livre Libre.

[6] La découverte de ce dossier n’est intervenue, dit M.-H. Barrera-Agarwal, qu’après la publication de son article sur Ricardo Palma dans les Cahiers Lautréamont. C’est la lecture cet article qui a entraîné la mise au jour de ce dossier récemment entré aux Archives de Quito.

[7] Les travaux de Diana Cooper-Richet au sein du programme de recherche Transfopress ouvrent des perspectives prometteuses à ce sujet. Cf. http://transfopresschcsc.wix.com/transfopress

[8] Poésies donne bien Zorilla avec un seul «r» — mais la faute peut en être attribuée au typographe.

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