Antoine Milleret: le témoin retrouvé

Gérard Touzeau avait déjà résolu l’une des énigmes les plus impénétrables de la recherche ducassienne en nous révélant l’identité véritable de Louis Durcour, dont nous savons désormais grâce à lui qu’il s’appelait en fait Louis D’Hurcourt. C’est maintenant au tour d’Antoine Milleret, ce garçon d’ d’hôtel qui fut peut-être celui qui découvrit le cadavre d’Isidore le 24 novembre 1870. Philippe Soupault était probablement l’initiateur de l’appel lancé par voie de presse en 1927 par les Éditions du Sans-Pareil pour rechercher les inconnus dont les noms apparaissaient dans le sillage de celui de Ducasse. Dans le cas de Milleret, il aura donc fallu 90 ans pour obtenir la réponse. On mesure tout de ce que l’exploit a de remarquable. On n’attend donc plus de Gérard Touzeau qu’une enquête complète sur Jules François Dupuis, le patron de Milleret, présent sur place lui aussi.


Gérard Touzeau

 

Le jeudi 24 novembre 1870 en début de matinée, dans un Paris assiégé par l’armée prussienne, Isidore Ducasse est retrouvé mort dans la chambre d’hôtel qu’il occupait au n° 7 de la rue du Faubourg-Montmartre. L’acte de décès[1] est dressé le même jour, à deux heures de l’après-midi, à la mairie du 9e arrondissement :

 

Ducasse 2028

Du Jeudi vingt quatre novembre mil huit cent soixante dix. Deux heures de relevée. Acte de Décès de Isidore Lucien Ducasse, homme de lettres, agé de vingt quatre ans, né à montevideo (amérique méridionale), décédé ce matin à huit heures en son domicile rue du faubourg montmartre n° 7 ; célibataire ; (sans autres renseignements.) ; ledit acte dressé en présence de mm. Jules François Dupuis, hôtelier, agé de cinquante un ans demeurant à Paris rue du faubourg montmartre n° 7 ; et antoine milleret, garçon d’hôtel agé de trente ans, demeurant même maison ; témoins qui ont signé avec nous Louis Gustave Nast, adjoint au maire, après lecture faite, le Décès constaté suivant la loi.

Signatures : Dupuis – Millrert (sic) – G. Nast

 

L’hôtelier Jules Dupuis et son employé Antoine Milleret ignoraient la filiation du défunt, d’où la mention « sans autres renseignements », habituelle en pareil cas et sur laquelle on a inutilement glosé. En revanche, ils auraient certainement été en mesure de préciser les circonstances dans lesquelles mourut l’auteur des Chants de Maldoror et des Poésies. Hélas ! un acte d’État Civil n’indique jamais la cause d’un décès.

Dupuis et Milleret furent probablement les seuls, le lendemain, à accompagner le convoi funéraire, qui fit halte à l’église Notre-Dame-de-Lorette pour une absoute prononcée par l’abbé Sabattier, avant de se diriger vers le cimetière du Nord.

Jules Dupuis, né vers 1819, est bien attesté par ailleurs : il est mentionné dans de nombreuses éditions de l’Annuaire-Almanach du Commerce (le Didot-Bottin) en sa qualité de propriétaire de « maisons meublées » au n° 23 de la rue Notre-Dame des Victoires[2] (la première adresse parisienne d’Isidore Ducasse) et au n° 7 de la rue du Faubourg-Montmartre.

Antoine Milleret, pour sa part, est resté un parfait inconnu jusqu’à nos jours. Sa biographie tenait en deux lignes : garçon d’hôtel, âgé de 30 ans en 1870 (donc né vers 1840), demeurant 7 rue du Faubourg-Montmartre et sachant signer.

Ce manque de renseignements sur le principal témoin oculaire du décès d’Isidore Ducasse a très tôt attisé la curiosité de ceux qui ont tenté de résoudre le « cas Lautréamont ». Le 7 février 1927, les éditions du Sans-Pareil firent paraître un avis de recherche dans les quotidiens Paris-Soir et Comœdia. Les deux articles recensaient les « amis » d’Isidore Ducasse, à savoir les douze dédicataires de Poésies I, ainsi que Jules François Dupuis et Antoine Milleret. Philippe Soupault, qui publia cette même année les œuvres complètes de Lautréamont aux éditions du Sans Pareil, était sans doute à l’initiative de cette démarche.

Paris-Soir, 7 février 1927

 

Comœdia, 7 février 1927

Soupault n’obtint rien de cette recherche[3]. Pire, il commit dans sa préface une regrettable méprise en identifiant l’auteur des Chants et le tribun populaire Félix Ducasse[4], ce qui lui valut une cinglante réplique de Louis Aragon, André Breton et Paul Éluard dans le tract Lautréamont envers et contre tout (juillet 1927).

Peu après, l’écrivain Marius Boisson[5], qui avait, dès 1912, manifesté son intérêt pour Isidore Ducasse en publiant des extraits des Chants dans le tome V de son Anthologie universelle des baisers[6], fit paraître dans Comœdia un article intitulé « Les deux Ducasse », dans lequel il proclamait à son tour que « les Chants de Maldoror ne sont pas l’œuvre d’un orateur des Clubs ». Or, à la fin de son article, publié le 16 septembre 1927, Marius Boisson affirmait avoir rencontré Antoine Milleret, qu’il évoquait sans citer son patronyme : « Nous avons retrouvé un vieillard nommé M…, qui fut garçon d’hôtel à Paris dans sa jeunesse ; ce serait lui qui aurait enseveli « Maldoror ». Mais nous l’avons connu malheureusement trop tard, et le père M…, d’ailleurs un peu gâteux, est mort dans le Charollais (sic), avant que nous ayons pu tirer de lui certaines déclarations, que nous eussions désirées plus positives. »

Sur la base de ce témoignage, on a supposé qu’Antoine Milleret était mort vers 1925 dans le Charolais.

Comœdia, 16 septembre 1927

Bien plus récemment, Jacques Noizet a émis l’hypothèse, dans son Dictionnaire du Cacique[7], que c’est à Antoine Milleret que Léon Genonceaux devait certaines des informations contenues dans la préface de son édition des Chants de Maldoror (1890), notamment lorsqu’il affirmait : « Le comte de Lautréamont [fut] emporté en deux jours par une fièvre maligne. […]. Il n’écrivait que la nuit, assis à son piano. Il déclamait, il forgeait ses phrases, plaquant ses prosopopées avec des accords. Cette méthode de composition faisait le désespoir des locataires de l’hôtel […]. »

Le mystère qui l’entourait a finalement valu à Antoine Milleret d’être érigé au rang de personnage de roman par François Darnaudet (Le Papyrus de Venise, Nestiveqnen, 2006 ; Trois guerres pour Emma, Rivière Blanche, 2010) et par Camille Brunel (Vie imaginaire de Lautréamont, l’arbalète gallimard, 2011).

 

Levons quelque peu le voile…

Antoine Milleret naît le 28 mars 1840 à Grury, en Saône-et-Loire, au lieu-dit les Loyes de Montperroux. Il est le sixième enfant de François Milleret, tisserand, né le 26 nivôse an IV (16 janvier 1796), et d’Eugénie Collier, dite Jeanne en famille, née le 3 thermidor an VIII (22 juillet 1800), tous deux originaires de la Chapelle-au-Mans[8] et qui s’étaient mariés à Uxeau[9] le 12 avril 1825.

La famille réside successivement à Uxeau, à Grury et à Cressy-sur-Somme[10]. C’est dans ce dernier village qu’Antoine perd sa mère (8 mai 1853) et son père (13 mai 1856), se retrouvant orphelin à l’âge de 16 ans. Seul son frère aîné, Claude, né en 1826, continuera d’exercer le métier de tisserand à Cressy-sur-Somme.

À une date inconnue (peut-être aussitôt après le décès de son père), Antoine vient chercher un travail à Paris. C’est là qu’on le retrouve en 1870, employé comme garçon d’hôtel chez Jules Dupuy, 7 rue du Faubourg-Montmartre. Isidore Ducasse s’étant installé à cette adresse entre le 12 mars et le 14 juin 1870[11], les deux jeunes gens se côtoient pendant cinq à huit mois, jusqu’au décès du jeune poète le 24 novembre.

Deux ans plus tard, le 6 juillet 1872, Antoine épouse Augustine Soli, née à Dijon en 1838. Ils habitent ensemble au n° 7 de la rue du Faubourg-Montmartre, où Antoine est domestique et Augustine lingère. Sans doute a-t-elle connu, elle aussi, Isidore Ducasse. Parmi les témoins du mariage, célébré à la mairie du 9e arrondissement, on note la présence de Jules François Dupuis, maître d’hôtel, âgé de 53 ans, qui appose sa signature aux côtés de celles des mariés.

Une fille, prénommée Augustine comme sa mère, naît de cette union le 5 septembre 1874, chez Mme Weber, sage-femme dans le 9e arrondissement. Les parents ont quitté la rue du Faubourg-Montmartre et sont domiciliés au n° 16 de la rue Cambacérès, dans le 8e arrondissement, où Antoine est concierge et Augustine lingère. L’enfant est aussitôt envoyée chez une nourrice à Dompierre-sur-Besbre[12], dans l’Allier. Elle y meurt dès le 26 septembre, seulement âgée de trois semaines[13].

Les époux se consolent avec la naissance d’un fils, Alphonse René Auguste, qui voit le jour le 17 mai 1876 chez Mme Weber. Antoine et Augustine habitent toujours rue Cambacérès, où ils sont tous les deux concierges. L’un des témoins, Barthélémy Casimir Guillard, réside au n° 7 de la rue du Faubourg-Montmartre.

Au début des années 1880, les époux Milleret quittent Paris. En 1886, ils sont à Dompierre-sur-Besbre, là-même où leur fille est décédée. Ils y vivent seuls, ce qui laisse à penser que leur fils Alphonse est lui aussi mort en bas âge. Antoine et sa femme tiennent une auberge sur la place de la Madeleine, route de Dion[14].

Antoine Milleret exerce la profession d’aubergiste durant les douze années suivantes[15]. Il s’éteint à Dompierre-sur-Besbre le 8 mars 1898, âgé de 57 ans.

 

Augustine Soli restera à Dompierre-sur-Besbre, place de la Madeleine, jusqu’à la fin de ses jours. En 1901, elle habite en compagnie de sa nièce, Eugénie Milleret, âgée de 23 ans. En 1906, elle est dite aubergiste et elle emploie une domestique âgée de 14 ans[16]. Elle meurt à Dompierre-sur-Besbre en 1923, à l’âge de 85 ans.

Sur cette carte postale, on distingue à droite l’ « Hôtel de la Madeleine – Milleret Antoine ». La photo a été prise au début du XXe siècle, quelques années après la mort d’Antoine Milleret. Son épouse Augustine Soli tenait encore l’auberge : c’est peut-être elle que l’on aperçoit en arrière-plan devant le seuil de la porte.

Si cette biographie d’Antoine Milleret ne nous apporte aucune information positive sur Isidore Ducasse, elle permet de réfuter le témoignage de Marius Boisson : ce dernier n’a pas pu rencontrer, vers 1925, un vieillard gâteux nommé M…, qui fut garçon d’hôtel à Paris dans sa jeunesse et qui aurait enseveli Maldoror, puisque Antoine Milleret était mort à Dompierre-sur-Besbre en 1898. Comme le supposait Jean-Jacques Lefrère[17], il s’agissait de l’une de ces affabulations dont Marius Boisson était coutumier.

On peut en outre écarter Antoine Milleret de la liste des informateurs de Léon Genonceaux sur les derniers mois d’Isidore Ducasse et sur les circonstances de son décès. En effet, quand l’éditeur belge préparait son édition des Chants de Maldoror, en 1890, l’ancien garçon d’hôtel s’était déjà retiré à Dompierre-sur-Besbre depuis plusieurs années. Toutefois, il serait prématuré de remettre en cause la valeur des informations rapportées par Léon Genonceaux[18], car il a pu les obtenir d’autres personnes ayant connu le jeune poète : l’hôtelier Jules Dupuis (s’il vivait encore), l’éditeur Albert Lacroix[19], auquel il dédie sa préface, le banquier Raymond Dosseur[20], qui lui a fourni « une partie de la correspondance du jeune écrivain », ou le baron Louis d’Hurcourt[21], l’un des dédicataires parisiens de Poésies I.

Antoine Milleret, quant à lui, s’en est allé finir ses jours dans l’Allier, en emportant dans sa tombe les souvenirs qu’il avait conservés du philosophe incompréhensibiliste.

 

***********************

[1] L’acte peut être consulté sur le site des Archives de Paris. Il a été maintes fois reproduit, notamment par Jean-Jacques Lefrère (Isidore Ducasse, Fayard, 1998, cahier d’illustrations entre les p. 576 et 577).

[2] À partir de 1857, le titre complet de l’annuaire est Annuaire-Almanach du Commerce, de l’Industrie, de la Magistrature et de l’Administration, ou Almanach des 500,000 adresses de Paris, des départements et des pays étrangers (Didot-Bottin). – Dans les Annuaires de 1859 (p. 218) à 1862, Jules Dupuis propose une « maison bourgeoise meublée, Faub.-Montmartre, 7 ». En 1863 (p. 255) et au moins jusqu’en 1870 (p. 265 et 1017), il apparaît dans la rubrique « Hôtels et maisons meublés » avec la mention : « maison meublée, Faub.-Montmartre, 7, et N.-D.-des-Victoires, 23 ». – Voir également Jean-Jacques Lefrère, Isidore Ducasse, p. 317 et 596.

[3] Les lettres de Paul Lespès à François Alicot ne furent publiées qu’en janvier 1928.

[4] Connu pour avoir animé des réunions publiques à la fin du Second Empire et longuement décrit par Jules Vallès dans L’Insurgé, Félix Ducasse est également cité par l’excellent mémorialiste Maxime Vuillaume (Mes Cahiers rouges au temps de la Commune, Actes Sud, coll. Babel, 1999, p. 268).

[5] De l’éclectique production de Marius Boisson (1881-1959), on retiendra Les Compagnons de la Vie de Bohème, ouvrage publié en 1929, dans lequel il parle de Baudelaire, Murger, Glatigny, etc.

[6] Marius Boisson, Anthologie universelle des baisers, t. V Amérique-Océanie, éd. Daragon, 1912. – Cf. La Littérature Maldoror, Cahiers Lautréamont LXXI-LXXII, 2005, éd. Du Lérot, article d’Alain Chevrier, « La résistible réception d’Isidore Ducasse dans les anthologies », p. 107 ; Alain Chevrier, « Des morceaux choisis de Maldoror dans l’Anthologie universelle des baisers de Marius Boisson (1912) », Cahiers Lautréamont LXV-LXVI, 1er semestre 2003, p. 35-45.

[7] https://dictionnaireducacique.wordpress.com/2013/06/16/milleret-antoine/

[8] Commune de Saône-et-Loire, à 8 km au sud-est de Grury.

[9] Commune de Saône-et-Loire, à 15 km à l’est de Grury.

[10] Commune de Saône-et-Loire, à 5 km au nord-ouest de Grury.

[11] La première date est celle de la lettre au banquier Darasse, signée « I. Ducasse, 15, rue Vivienne » ; la seconde est celle du dépôt du fascicule Poésies II, signé « Le Gérant, / I. D. / Rue du Faubourg-Montmartre, 7. »

[12] À 31 km au sud-ouest de Grury.

[13] L’acte de décès indique par erreur que les parents sont domiciliés à Paris, rue de Provence, n° 80, mais c’est en réalité l’adresse de Mme Weber, la sage-femme (Annuaire-Almanach du Commerce, de l’Industrie, de la Magistrature et de l’Administration, 1873, p. 563).

[14] Recensement de 1886, commune de Dompierre-sur-Besbre (Archives de l’Allier).

[15] Recensements de 1891 et 1896, commune de Dompierre-sur-Besbre (Archives de l’Allier).

[16] Recensements de 1901 et 1906, commune de Dompierre-sur-Besbre (Archives de l’Allier).

[17] Isidore Ducasse, p. 603.

[18] Léon Genonceaux a notamment fourni dans sa préface la première adresse parisienne d’Isidore Ducasse (23 rue Notre-Dame-des-Victoires), qui s’est avérée exacte à la lecture de la lettre d’Isidore Ducasse à Victor Hugo, retrouvée en 1980 à Hauteville-House (Guernesey).

[19] Jean-Jacques Lefrère lui consacre un chapitre entier (Isidore Ducasse, p. 406-432).

[20] Le banquier Joseph Darasse, destinataire des lettres d’Isiodre Ducasse datée du 22 mai 1869 et du 12 mars 1870, avait cédé ses parts à Raymond Dosseur en août 1870. Il mourut en 1875 (Jean-Jacques Lefrère, Isidore Ducasse, p. 540).

[21] Gérard Touzeau, « Louis d’Hurcourt, dédicataire des Poésies d’Isidore Ducasse », Histoires Littéraires, n° 67, juillet-août-septembre 2016, p. 140-151 ; texte abrégé dans Cahiers Lautréamont, avril 2016.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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